VERS L’AUTRE RIVE (nouvelle en 2 parties)
Braquer une bijouterie, en cas de grabuge, pouvait vous conduire soit au trou, soit au cimetière. Mais ce genre de considération passait au-dessus d’Arthur. Ce qui n’avait pas été le cas de la dernière balle venue se loger dans sa cuisse droite. Salaud de gérant ! Les assaisonner de chevrotines par surprise, c’était contraire à l’éthique.
– Accroche-toi, mon vieux !
Certains gangsters laissaient une trace dans l’histoire ; en l’espèce, faute d’un autre mode de signature, Arthur répandait des gouttes écarlates au milieu des grandes herbes.
– J’suis foutu !
– Dis pas de conneries.
Max, son complice d’infortune, aurait voulu lui dire de prendre modèle sur son groupe sanguin, rhésus positif en toutes circonstances. Il garda pour lui cette comparaison saugrenue, en se disant qu’il n’en mènerait pas large à sa place. La guibole de l’estropié faisait peine à voir. Comment y remédier sans s’exposer à une autre peine, carcérale cette fois ? Les admissions de blessés par arme à feu donnaient toujours lieu à un signalement aux lardus. Par conséquent, hors de question de se rendre à l’hôpital. Leur salut viendrait d’un médecin de campagne.
Des vaches limousines regardaient, intriguées, ces deux individus tombés comme un cheveu dans le pâturage, et dont l’un servait de béquille à l’autre.
Max ahanait sous le poids de son fardeau. Tôt ou tard, se rajouterait celui de la justice et ce ne serait pas la même partie de plaisir. Cet Arthur, puisse le diable l’emporter avec ses plans foireux ! Flanqué de son boulet claudiquant, le malfrat négocia la descente d’un versant herbeux. Ses cheveux longs flottaient derrière sa tête, comme la queue d’une comète sur laquelle il avait trop vite tiré les plans.
Une halte s’imposait, et cette petite masure en pierres isolée en contrebas, au bord d’une rivière, pouvait s’y prêter. Restait à savoir si elle était raccordée au téléphone. Aucun poteau en dehors de ces deux potos dont le plus valide poussa un portillon rouillé. De part et d’autre d’une allée de terre mal entretenue, le limon fertilisant de la rivière profitait à un potager. Restait à savoir comment les fugitifs préféraient leurs carottes : cuites avec l’arrivée de la cavalerie, ou au goût de vase que devaient avoir celles de ce jardin à chaque crue ? Max s’en foutait à vrai dire, il ne venait pas manger.
Il tambourina à la porte, dont le bois crevassé n’avait pas été verni. Ce pauvre Arthur pouvait en dire autant. Une femme d’au moins quatre-vingt balais ouvrit, toute ratatinée, les yeux éteints. La robe paysanne, aussi longue fût-elle, impressionnait toujours moins que celle, austère, de la justice.
– Ecarte-toi, la vioque ! lui lança Max.
Il n’eut pas à forcer le passage. Tablier noir autour de la taille, camisole de flanelle, coiffe blanche sur la tête, l’habitante ne devait pas vivre avec son temps. Avec son chat peut-être ? L’intérieur était à l’avenant. L’ouverture vitrée de la cuisine jetait une lumière chiche sur les éléments : une table dont le tapis noir pouvait donner des idées de la même couleur (voir la nappe et mourir), un buffet où se rangeaient couteaux et fourchettes de prix, ainsi qu’un vieux poêle à bois. L’urgence réclamait un lit. Max trouva le chemin de la chambre tout seul. Des braqueurs à la petite semaine se faisaient repasser et pendant ce temps, des draps froissés attendaient toujours leur coup de fer.
Un nouveau volet de leur vie s’était ouvert depuis moins d’une heure, peut-être le dernier, et comme pour les préparer à cette éventualité, la pièce baignait dans une pénombre de caveau. Max chercha en vain l’interrupteur. Il allongea son blessé sur le lit et souffla de soulagement.
– Ouvrez la fenêtre ! enjoigna-t-il à la silhouette rabougrie immobile à la porte de la chambre.
La tenante des lieux s’exécuta sans un mot. Elle déplia les persiennes, jetant des éclats de jour sur les occupants. Arthur avait lu des récits de gens revenus de la mort témoignant tous d’une douce lumière. Celle-là l’aveuglait, ce ne devait pas être la même. Sa jambe terriblement douloureuse lui confirmait qu’il appartenait toujours à ce monde. Alors pourquoi la vieille femme le regardait maintenant, bouche bée, comme si elle se trouvait face à un revenant ?
– Augustin !
Le supposé Augustin avait besoin de se refaire une santé, or manifestement, l’archaïque paysanne voulait commencer par un ravalement d’identité.
– Tu es de retour ! Enfin ! sanglota-t-elle, secouée d’une vive émotion en dévisageant le blessé.
Elle se trouvait dans tous ses états, à part celui d’arrestation réservé à ses délictueux visiteurs.
– Qu’est-ce qu’elle dit, cette folle ? J’l’ai jamais vu ! grimaça Arthur, pas en reste question larmes, mais pour d’autres raisons. Bon dieu, Max, fais quelqu’chose, j’ai trop mal !
Son comparse intercepta des mots énigmatiques à leur sortir d’une bouche fripée : guerre, séparation, déchirement. Un coup d’œil à la gambette ensanglantée laissait craindre un autre déchirement, plus organique, sans parler de l’hémorragie.
– Oh, l’ancêtre, il lui faut un docteur. Y a un téléphone ?
– Un quoi ? Oh, mon Augustin, qu’est-ce qu’ils t’on fait ? chevrota l’aïeule, lui prenant la main.
– Un téléphone, enfin quoi ! s’agaça Max en mimant le combiné.
– Oh non, pas ici.
De toute évidence, l’ermite n’avait pas eu à sauter du train de la modernité en marche, elle n’était même jamais montée à bord.
– Mais c’est quoi cette piaule ? Vous avez de l’alcool au moins dans vos placards ?
– Ca, oui.
-Bien, ramenez-en pour désinfecter la plaie. Et une serviette humide aussi.
Elle partit avec ses galoches en bois. Max regarda par la fenêtre au cas où les schmidts se radinaient avec les leurs de gros sabots. Pas de mouvement à l’horizon verdoyant hormis les déambulations de quelques biftecks sur pattes. Il retourna au chevet d’Arthur pour relâcher son garrot fait d’une ceinture en cuir serrée autour de la cuisse. La situation n’était pas à la fête après la balle masquée même si l’artère fémorale ne semblait pas touchée.
– Bon,… mon vieux lapin, déclara le gangster en s’efforçant de prendre un ton posé malgré son apparente nervosité. Faut pas compter sur un toubib. Pas le choix, c’est à moi de te retaper.
Cette perspective chirurgicale réveilla en sursaut la piété de l’agonisant. Sa main tendue vers la Vierge Marie sur la table de chevet en appelait plutôt à l’opération du Saint Esprit.
– Quoi ? T’as pas confiance ? grinça son ami en biglant la statuette pieuse.
A côté de la figure mariale, le portrait d’un homme. Jeune, guère plus de vingt-cinq ans. Fière allure avec sa capote gris de fer au bleuté passé par le temps, ce qui valait mieux que de passer par les armes. Le front n’avait pas bougé depuis 1914, le reste du faciès non plus. Intrigué, Max prit la photo sépia délavée pour l’examiner plus attentivement. Le militaire arborait une fine moustache en trait de crayon. Son visage allongé aux pommettes saillantes lui en rappelait un autre. La copie en question, les mêmes yeux ronds un peu tombants, serrait les dents sur le paddock avec une valda dans la quille.
– Merde alors, regarde, c’est ta tronche ! s’interloqua le garde-malade. La vieille doit te prendre pour lui. T’as pas un aïeul qui s’appelle Augustin ?
Arthur se foutait de savoir s’il avait un peu du sang de cet homme dans les veines. Ça ne changeait rien à sa couleur ni à son odeur nauséeuse, âcre et métallique, mélée à celle de renfermé.
– Qu’est-ce qu’j’en sais ? J’ai jamais fait de recherche ! Tu vas rester me regarder crever ou faire quelque chose ?
– Sois pas con… Hé, mémé ! Alors, il vient cet alcool ?
Trop tôt pour la bière. La maîtresse de maison réapparut avec une bassine et une flasque, du pas allègre de quelqu’un pressé de trinquer ; à savoir à la santé de qui : la mort ou la vie ? Toute secouée quelques minutes plus tôt et maintenant le visage en fête. L’ADN pouvait confondre un coupable, la sénilité aussi, bien souvent avec un proche disparu. Son mari ? Impossible, se dit Max, la photo doit remonter au temps de la Grande Guerre. Quel âge aurait une femme de Poilu en ce début du 21e siècle ? Au moins 120 ans. Cette chaumière hors du temps, humide, dénué du moindre confort, n’était absolument pas propice aux prolongations. Le bon air, peut-être ?
L’improbable super centenaire -le témoin lui donnait tout au plus quatre-dix respectables printemps- posa la bassine sur un petit guéridon. Elle s’approcha du blessé, lui souleva doucement la tête, porta à ses lèvres le flacon.
– Bois ça, mon Augustin. Ça va te faire du bien.
– Hé ! intervint Max. c’est pour désinfecter !
Il arracha de ses mains parcheminées la petite bouteille, en but une gorgée et déversa le reste. L’eau de feu, versée à grands flots, incendia la plaie béante, déclenchant une tonitruante sirène qui n’était pas celle des pompiers. Arthur, visage tordu de douleur, se redressa en hurlant avant de retomber aussi sec sur le matelas. Son front luisait de sueur. Max le tamponna avec une serviette.
– Désolé ça pique, toussota l’infirmier de fortune, mal à l’aise sous sa blouse voire carrément terrifié sous ses dehors de self control.
L’alarme monterait d’un cran dès l’instant où il essaierait d’extraire la dragée. Deux choix : bâillonner le supplicié avec un mouchoir, ou l’anesthésier à la gnôle de dieu qui enlève le pêché du monde. A vrai dire, la vieille femme avait déjà inauguré la deuxième option dont les effets ne tardèrent pas à se mesurer sur le patient.
– Louise ! murmura l’estropié, les yeux vitreux, voix cotonneuse du dormeur encore en pleine brume onirique.
Le prénom affleura à la surface de ses lèvres, venu de quelque profondeur inconsciente.
– Mon chéri, oui c’est bien moi ! Je n’ai cessé de t’attendre. Enfin, nous sommes réunis.
Le couple de l’année, se dit Max. Un soir de confidences avinées, son pote lui avait dit aimer faire l’amour tôt le matin à la fraiche. Il ne le savait pas adepte du grand écart, le crépuscule étant descendu depuis belle lurette sur cette Louise. Ou alors est-ce que j’ai raté un épisode ? Avec une patience feinte, il prit le ton infantilisant, syllabes exagérément appuyées, d’un aide-soignant en EHPAD au département Alzheimer.
– Oh la ! Atterris mémé ! Ce-n’est-pas-ton-mari !
Mais Louise, fébrile, s’oxygénait à l’air de famille entre la photo et la personne en souffrance sur son lit.
– Si, c’est lui. Il n’a pas changé ! Hein qu’t’es bien mon Augustin ?
– Augustin Pithiviers, compléta ce dernier d’une voix lente et pâteuse. 330e régiment d’infanterie de Mayenne, matricule 512. J’ai une jambe en vrac mais je sais encore comment je m’appelle, Joseph.
Allons, donc ! soupira le susnommé. Voilà qu’il rentrait dans le jeu de la vieille toquée ! Brillant acteur promis à un bel avenir, non pas sur les planches mais entre quatre, tout au fond d’un trou, si son corps étranger tapait l’incruste trop longtemps.
– Soit, si ça peut te faire plaisir, soupira Max. Eh ! Il me faut une pince ! réclama-t-il en mimant le geste chirurgical.
L’assistante partit en quête du graal, sans un mot. Les pronostics de l’apprenti toubib la faisaient revenir au pire bredouille, au mieux avec une pince à épiler rouillée. Mon pauvre vieux, si tu ne meurs pas de l’opération, ce sera du tétanos. La question de l’hygiène se posait car, ici, même le lait ne devait pas être stérilisé… alors les ustensiles ! Resté dans la chambre, Max sentit un vertige poindre peu à peu, sournoisement, comme si quelque mauvais génie siphonnait son oxygène. Assez de jus irriguait toutefois ses synapses pour isoler la source de son malaise en la personne de l’homme alité près de lui. Cet homme aux yeux caves, qui le regardait de façon troublante, n’était plus tout à fait Arthur. Ou alors il s’est effacé au profit de l’acteur ?
– Tu vas pas me laisser tomber, hein ? s’enquit l’inconnu d’une voix angoissée d’enfant dans le noir.
– Enfin, couillon ! Je suis ton ami, j’te lâcherai pas !
Max pouvait lui donner sa parole sur ce point. Mais, quant à promettre qu’une veilleuse resterait allumée après extinction totale des feux…
– Je vais mourir en lâche, soupira Arthur (puis le regardant avec une compassion lucide). Et toi Joseph, s’ils te rattrapent, ils te fusilleront.
– Qu’est-ce que tu racontes ? Ils me cloqueront au ballon, voilà tout. Et une fois dedans je chercherai la rustine. Mais pourquoi tu m’appelles Joseph ?
Une serviette passée sur le front du blessé balaya tout un régiment de gouttes de sueur. Quelques survivantes en déroute trouvèrent refuge sur ses paupières et son nez.
– Tu préfères Eugène, ton deuxième prénom ? sourit ce dernier avec un sourire de connivence à sens unique.
Max lui rendit un regard perplexe. Est-ce que son pote l’entraînait à une vie de fugitif en l’affublant d’un nouveau blaze ? Joseph, ça faisait tout de même démodé ! Un ange passa mais Arthur (Augustin?) ne le vit pas, trop absorbé dans ses pensées ou pas assez mort. Il reprit à l’adresse de Max:
– On t’a jamais donné de surnom, toi… François, c’était Joli Cœur, André La Tremblotte… L’aumônier, la bête à Bon Dieu. Tu te souviens qu’il gueulait ? (prenant une voix outragée) M’appelez pas comme ça !
Un rire spasmodique le secoua avant que sa douleur ne le rappelât cruellement à l’ordre. Du stade d’homo sapiens, il était passé à celui d’« homo rictus ». Puis une ombre passa sur son visage, suffocante, irrévocable comme une dalle de tombeau en train de se refermer.
– Tous morts … On va à l’abattoir et tu crois que ce Bon Dieu à la con va lever le petit doigt ?
Athée, Max n’attendait rien du Ciel. Ses seules interrogations pour le moment portaient sur la colère anachronique du braqueur vis-à-vis d’un temps déjà si lointain. Se pouvait-il qu’un défunt Poilu, son sosie en photo, eût emprunté sa fréquence vocale ? Rationnel, Max ne croyait pas aux phénomènes de possession ou de réincarnation. Pour lui, la clé était à chercher plutôt du côté du breuvage. La préparatrice, revenue bredouille de sa course, fit les frais de sa conclusion suspicieuse. Il l’empoigna par les épaules, la secoua sans égards pour son compteur bien avancé.
– Vieille sorcière, t’as mis quoi dans ta gnôle ? Il délire ! Le pire c’est qu’j’en ai sifflé une gorgée !
(suite et fin à venir)