Clownville (2)

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Je me souviens avoir repris toute ma connaissance à l’intérieur d’une cage entourée de barreaux. Les miens de barreaux d’échelles de secours me faisaient mal et mes maxillaires étaient au bord de l’élongation. Un gaz hilarant m’avait été administré lors de mon arrestation, devais-je apprendre plus tard, seule arme d’une police habilitée à ne tirer que sur les zygomatiques. Mes yeux pleuraient au mépris du règlement affiché en grandes lettres près de la porte de tente : « Déposez vos larmes à l’entrée »

Un geôlier dans un costume grotesque, les deux péniches sur son bureau, lisait le journal. Le monde tournait à la rigolade à l’entendre pouffer au fil des pages. Je glissai un œil à travers les barreaux. Le canard s’appelait : « Gazette des risettes »

– Hé ! l’interpellai-je. Vous n’avez pas le droit de me retenir ici !

Ma voix dut se perdre dans les couloirs auditifs du gardien, lequel ne broncha pas.

– Ho ! Vous m’entendez ?… Enfin, laissez-moi au moins passer un coup de fil !

– A qui ? daigna enfin me répondre le peinturluré.

– Mon avocat !

– Impossible. Les seuls numéros autorisés ici sont les numéros de clowns.

Mis au violon je trouvai à propos de mimer cet instrument avec mon nez, imitant Louis de Funès dans Oscar.

– Vous avez fait un mauvais numéro, ricana le standardiste avant de se reconcentrer sur son journal.

Pâle copie, à revoir donc. Un peu grisé par mon abstraction, je m’agrippai des deux mains aux barreaux. Ah, si je pouvais les tordre ! Pas à la force de mes mains, mais dans ce monde une blague drôle bien racontée devait suffire à les plier de rire. Le problème, c’est que je ne connaissais aucune histoire.

Un tour d’horizon visuel me fit prendre la pleine mesure de cette tôle sous chapiteau avec ses enfilades de cellules, presque toutes vides. Sur ma droite, près du bureau du shérif-clown, un râtelier empli de fusils colorés. Une prison quasi déserte disais-je, car un nez-rouge occupait la cage contiguë à la mienne. Mon suicidaire ! Son  pathétique bout d’essai lui avait valu d’être retenu pour « l’étrange créature de l’acte noir », et sans doute contre son gré.

– Ça va mieux ? m’enquis-je.

Le clown, du fond de sa geôle, me regarda avec une mine qui tirait vers le dépôt de bilan.

– Non, on dirait, compris-je en m’asseyant sur un parterre de paille.

Un dialogue peut s’apparenter à un ping pong. Mais si je disais à ce chagriné d’engager la balle, il penserait fatalement à un chargeur de revolver. Je tentai un service, à messe basse.

– Pourquoi on t’a enfermé ? Ils ont fait usage de la farce sur toi aussi ? Moi, ça ne m’a fait marrer qu’après coup.

– Coffré pour exhibition de déprime. Leur juge va me recoller en centre de redressement des zygomatiques et puis après ? J’en reviendrai toujours au même point.

Sa voix vibrait, comme montée sur roulement à billes. Ce pauvre bougre faisait vraiment peine carcérale à voir.

– Un peu de sérieux, on n’arrête pas les gens au motif qu’ils ont le cafard ! protestai-je.

– Mais si ! Vous n’êtes pas d’ici ? Le maire a décrété l’état de joie. Toute manifestation de morosité en place publique est prohibée à cause d’un risque de contamination sur la population. On peut se retrouver en quarantaine !

J’en conclus que le port du deuil ne devait pas être en odeur de sainteté à moins que la mort elle-même fût bannie de Clownville. Délivrés de cette angoisse existentielle, tous ces zozos avec leurs fanfreluches se riaient-ils de l’éternité ? Dans l’attente de mon sort, autant tuer le temps en questionnant mon voisin sur ces notions de vie et de trépas. Je pris soin d’y mettre les formes.

– Dis-moi l’ami, qu’est-ce qui a éteint le soleil dans ton cœur ?

– C’est parce que mon lama s’est fait allumer !

Le malheureux ne me laissa pas sur ma faim quant à la fin prématurée de son camélidé. L’animal, par sa manie d’arroser les gens à la moindre contrariété, avait attisé la rancune ô combien cuisante d’un clown cracheur de feu. Les yeux humides, son maître remuait des cendres encore brûlantes.  L’histoire ainsi narrée ne disait pas si la victime avait été incinérée. Autant faire les choses jusqu’au bout, raisonnai-je avec une froideur désinvolte. Comme pour enfoncer le clown, cette vision d’un barbecue en deux temps déclencha en moi un fou rire irrésistible. Ah ! On faisait un bel assortiment tous les deux, le sans-cœur et le déprimé, se donnant en spectacle sous un chapiteau à guichet très fermé. D’ailleurs notre geôlier dut croire à une répétition, car il voulut tout réentendre depuis le début.

– Ta bonne humeur va jouer en ta faveur, m’assura le grimé. Dis-moi, pourquoi tu te marres ?

Tout s’achète, y compris l’intégrité. Malheureusement sans un rond, je tentai quand même Beaumarchais avec le gardien.

– Je rigole, de peur d’en pleurer. Parce qu’au train du réchauffement climatique, la température de la Terre va prendre 5 degrés ou de force. Alors comme me dit ma mère : ris donc, tu te plisseras moins !

« Quoi d’autre de tordant ? Les abeilles crèvent à cause des produits chimiques. C’est cuit pour l’humanité ? Non, circuits ! Imprimés, car on va faire le boulot de pollinisation par des drones. J’ai voulu avertir une ruche, mais trop tard… Puis je me suis souvenu du dicton : vaut mieux s’adresser à Dieu qu’aux essaims, surtout des essaims morts.

« Dieu, justement, c’te poilade ! Délivrez-la-bonne parole ! (en scandant chaque mot avec le poing). Les dieux, aux armes ! Suis mes préceptes de tocard, Tintin, sinon couic ! Je me marre rien qu’à imaginer le Grand Architecte faire un état des lieux (prenant sa voix magistrale) Non mais la cohabitation à 5 milliards, c’est plus possible ! Ouvrez les fenêtres, nom de moi-même, on ne respire plus !

« Sur ce, le proprio ouvre les placards de l’Eglise. Tous ces cadavres à l’intérieur ! Un tour dans la salle de bains et que voit-il au fond de la baignoire méditerranéenne ? Un immense cimetière ! Parce que la liberté peut se payer très cher, et que la plupart des factures sont à son nom divin. Tordant, non ? A Clownville aussi, ça vous titille les zygomatiques ?

Pas vraiment, à voir la mine atterrée du maton pris de vitesse par ses émotions. Des larmes roulèrent le long de ses joues peintes, qu’il essuya du doigt avec une précipitation honteuse.

– Extorsion de pleurs sur la personne d’un clown-shérif ! Ça va vous coûter cher ! renifla-t-il avant d’aller se rasseoir à son bureau.

– Et c’est ma faute à moi, si vous êtes un grand sensible ?

***

Je repris mes esprits dans des draps bleus délavés. Le tic tac laconique d’un réveille-matin. Le soleil découpé en tranches par les stores vénitiens. Un rêve ! Tout cela n’avait été qu’un rêve ! Rasé de frais et habillé, je voulus prendre un petit-déjeuner. Sur une boîte de céréales, un clown au maquillage écarlate me souriait avidement. Tout bien considéré, c’est bourré de sucre ces cochonneries !

Dans la rue, je croisai plusieurs passants dont aucun ne souriait. Pas la moindre lueur d’espièglerie dans leur regard. Clownville et sa dictature du rire ne me manquait pas, mais quand même… Trouver un juste milieu. Plus loin, un flic était penché à la vitre d’une voiture, en train de parler au conducteur. Mon pied me démangeait, comme si Stan Laurel lui-même en avait pris le contrôle. Un coup de pied aux fesses… Chiche, j’ose ?

Clownville

sujet: Décrivez une ville imaginaire qui pourrait servir de cadre à une narration. Rédigez un texte d’une quinzaine de lignes.

 

 

Ça m’apprendrait à me faire la malle. D’autant plus que ce n’était pas la mienne mais celle d’un clown de cirque. Le saltimbanque l’avait laissé sans surveillance devant la porte de sa loge. La réputation de son sens de l’humour m’encouragea à lui faire une farce. J’emportai la malle très discrètement dans l’idée d’observer sa réaction. En attendant de voir sortir le cabriolant propriétaire, je décidai de faire une revue de ses affaires.

Mais à peine eu-je soulevé le couvercle qu’une force mystérieuse m’aspira à l’intérieur, comme de l’eau attirée dans le siphon d’un évier.

Une sacrée descente digne d’un grand huit. Au bout d’une éternité j’ai touché le fond. Assis par terre, tout étourdi, j’ai regardé autour de moi et me suis demandé alors si je n’avais pas descendu autre chose à fort degré d’alcool.

Changement de décor. Je me trouvais au beau milieu d’une rue cernée de deux rangées de maisons au style architectural à la fois étrange et familier. Les habitations avaient toutes la forme de chapiteaux de cirque, bariolés de rouge, jaune, orange et autres nuances éclatantes. Une chose semblait certaine. Je n’étais plus dans les loges du cirque et pourtant tout ici rappelait le cirque. Les barnums en enfilade bien sûr mais aussi ces odeurs mêlées de paille et de fumier, de communauté homme-bête.

La curiosité me fit m’approcher d’une des maisons-chapiteau. Sur le portail jaune, il y avait un écriteau frappé d’une mise en garde en lettres sanglantes : attention lama méchant. Un ruminant des Andes montait bien la garde avec lequel j’eus la mauvaise idée de vouloir jouer à crache-crache. Je reçus un jet en pleine figure.

-Ah, le chameau ! m’écriai-je en m’essuyant le visage. Il est malade ce lama ! Complètement malade !

Son maître entendrait de mes nouvelles. Un klaxon en plastique faisait office de sonnette. Pouet ! Pouet ! Pas de réaction. Monsieur loyal était soit absent ou souffrant et dans ce cas soignait son entrée en scène avec des médicaments. Un pâturage était aménagé tout autour de  la propriété. Au fond se trouvait un plan d’eau, sans doute à usage du lama de garde. Le cracheur continuait à me regarder, prêt à me rafraichir une seconde fois les idées. Je ne lui en donnai pas ce plaisir et décidai d’aller faire un tour dans le quartier.

Les voisins ne s’embarrassaient pas plus de massifs et parterres floraux. La moindre plantation était inéluctablement promise au saccage par leur gardien à quatre pattes. A chaque propriétaire son animal toujours plus exotique : ici  un dromadaire, là une girafe, plus loin un zébu ou un buffle… Je ne zébu bien. Il y avait même un drôle de zèbre dans la rue… A vrai dire un clown.

L’auguste portait une veste violette à gros carreaux, cintrée, assortie à un pantalon bouffant d’un jaune éclatant. Il chaussait très grand, des péniches à la place des pieds, pas amarrées mais c’était à se marrer. Le clown tenait une fleur énorme reliée à une poire à eau avec laquelle il aspergeait une voiture ; une authentique caisse à savon bariolées comme celles qui faisaient la joie des farfelus de tout âge. D’autres tacots semblables étaient garés le long de la rue. Les concessionnaires de voitures de luxe ne devaient pas faire leur beurre par ici. D’ailleurs l’avantage de rouler dans ce type d’engin, c’était qu’on ne risquait pas de beurrer le pare-brise car il n’y en avait pas.

Le clown rinçait donc la carrosserie au moyen de sa poire arroseuse dont la contenance ne semblait connaître aucune limite. Deux questions me brûlaient les lèvres.  La première : pourquoi n’utilisait-il pas plutôt le jet ? Et la seconde : où étais-je tombé ?

Je marchais à sa rencontre lorsqu’un deuxième auguste sortit d’un des chapiteaux particuliers avec une tarte à la crème dans chaque main. Il était accoutré à l’identique de l’autre: veste mauve ornée de pompons oranges, perruque grotesque, nez rond écarlate (bruni). Un tarin de rechange trônait sur le gâteau à moins qu’il ne se fût agi simplement d’une cerise. Le clown enjamba le portail de chez lui sous le regard placide de son dromadaire domestique et alla jeter l’une des deux tartes sur la boite à savon de son voisin. Ce dernier surjoua la surprise, les mains sur les hanches, moue outrancière, avant de faire pleurer sa fleur en direction de l’entarteur. Je m’attendis à voir le déclencheur d’hostilités user de sa deuxième munition crémeuse. Puis après ça l’escalade : le Tonkin, Bien Hoa, le Viet Nam version Zavatta ! Au lieu de quoi les deux lurons partirent d’un éclat de rire en se filant des grandes claques sur les genoux.

L’autre tarte fut pour ma poire. Je devais avoir l’air d’une bonne pâte, d’une vraie crème, d’où l’envie du pâtissier de me faire déguster la sienne. Pas le temps d’esquiver. Maintenant je ressemblais à Bernard Henri Levy après une rencontre avec Noel Godin. Maculé de chantilly jusqu’aux vêtements, je goutai au sucre mais pas vraiment à la plaisanterie.

– C’est malin! Très malin ! Espèce d’abruti ! m’emportai-je.

Les bouffons me regardèrent avec une moue scandalisée comme si mon manque d’humour relevait du blasphème. C’était à se demander qui d’entre nous avait commis une crème de lèse-majesté.

– Vous pouvez me dire où je me trouve ? leur demandai-je tout en ôtant des lambeaux de gâteau de mon visage.

– A Clownville, me répondit un riverain, une lueur sombre au fond du regard.

Occupé à me rendre à peu près présentable, le nez dans ma mauvaise humeur, je remarquai à peine le changement dans l’expression des clowns. Tout à l’heure hilares et maintenant la mine grave. Je mis cela sur le compte de leur sensibilité à fleur de peau. Les saltimbanques de cirque pouvaient souffler la joie comme la morosité la plus totale et je n’aurai pas été surpris de les voir fondre en larmes. Mais je n’entendais pas m’excuser de ma réaction.

– Clownville ? Et je suppose qu’il n’y a même pas de blanchisserie dans ce trou.

Sans attendre de réponse, je me mis en quête d’autres interlocuteurs plus fiables ; un policier à un carrefour qui n’était pas aux trois quart fou, ou un prêtre qui connaissait les épitres et peut-être aussi ces deux pitres derrière moi.

Mon regard repéra des points d’accroche à la réalité, la mienne de réalité, familière et rassurante. Un asphalte irisé de quelques tâches d’huiles probablement laissées par des automobiles. Les caisses à savon devaient être à moteur et coupables, pour plusieurs d’entre elle, de délit de fuite. Au-dessus de ma tête brillait un soleil radieux, le même qui réchauffait les cœurs et les corps dans mon monde. Un petit vent vicieux, piquant, hérissa le duvet de mes bras nus. J’eus la conviction que j’étais toujours sur la Terre, mais où ?

J’aperçus un clown blanc très élégant, coiffé d’un cône, assis à un abribus. A quoi pouvaient ressembler les bus, ici ? Une seule façon de le savoir : attendre le prochain. Sans doute le clown était-il à bout de patience car ses nerfs se mirent à lâcher comme autant d’élastiques au point de rupture. Si celle de son falzar venait à lâcher pour couronner le tout, cela ferait le plus pathétique des numéros. Mon dépressif entreprit l’inventaire de ses poches. Il en sortit un énorme mouchoir à carreaux, m’infligea un son de klaxon en s’y mouchant. Puis il extirpa une trompette dont il tira une note absolument déchirante, une banane et enfin un revolver qu’il braqua sur sa tempe.

– Non ! Arrêtez ! m’écriai-je.

Il pressa la détente. Un drapeau jaune jaillit du canon avec ceci d’inscrit : « pan ! » Le clown vraiment au bout du rouleau éclata en sanglots. Mon soulagement me fit le traiter d’un fameux nom d’oiseau.

– Ca va pas de faire une blague pareille ! l’engueulai-je.

C’est alors que retentit un air de fanfare. Je reconnus le circus thème music, le célébrissime hymne des clowns annonçant leur arrivéee sur scène. Les premières notes tournaient en boucle comme un 33 tours rayé. La police de Clownville se servait du thème comme sirène. Dans cet univers coloré, je trouvais ça de meilleur ton que la mélodie à deux tons, le sinistre pin-pon.

Une caisse à savon un peu particulière car surmontée d’un gyrophare tournoyant s’arrêta à ma hauteur. Au volant il y avait un clown coiffé d’un képi à grelots et à côté duquel je reconnus un dégustateur de tarte à la crème.

– C’est lui ! dit l’enfariné en me désignant du doigt. Il n’a absolument pas ri à notre numéro !

– Je vous arrête, m’annonça l’agent sur un ton très solennel. Pour défaut d’humour et outrage à la bonne humeur publique.

– Quoi ? Mais c’est pas sérieux !

Cela l’était. Mon séjour à Clownville ne faisait que commencer.

 

 

 

On peut entendre le Circus theme music vers le milieu de ce titre. BO de « Les clowns tueurs de l’espace », ovni filmique de 1988.