Les aventuriers de la malle (21)

Dans l’épisode précédent: Coline fait une merveilleuse trouvaille dans la maisonnette du phare. Un journal de bord signé de la main de Lucas, son fiancé. Ce dernier décrit son périple jusqu’à l’île. Il révèle avoir trouvé une carte mentionnant une mystérieuse grotte dite du Salut et vouloir s’y rendre.

Coline reposa le journal, enleva ses lunettes pour s’essuyer les yeux. Une larme scélérate tomba de sa joue droite, diluant un peu plus un mot déjà délavé. Elle effleura la goutte sur le papier et regarda son doigt noirci d’encre liquide.

Cette découverte inespérée la remplissait d’une ivresse absolue. Cependant, en filigrane, un prudent pessimisme lui faisait voir le verre de vin à moitié vide. Et même totalement vide si on prenait en considération cette maisonnette dans laquelle Lucas avait mangé, écrit, dormi aussi sans doute, mais où il ne se trouvait plus à l’évidence ; seule trace de son passage donc, ce récit. L’écriture était la sienne, nul doute possible. Le style aussi. Du Lucas tout craché, qui avait encore un peu d’humour sous le pied. Avec lui la métaphore ou le calembour se tenaient souvent en embuscade, prompts à jaillir au détour d’un mot. D’une phrase. C’est une seconde peau chez toi, lui répétait-elle, première à siffler le carton rouge en cas de blague indigne, par cette sentence immuable :

« Tu sors ! ».

Cette fois que n’aurait-elle donné pour le voir rentrer ; le serrer dans ses bras à l’en étouffer, le respirer quand bien même il ne s’était pas lavé depuis des lunes.

Elle referma le journal tel que trouvé, sans lendemain. Depuis, sur la page abandonnée, l’aube s’était levée. Suivi par d’autres ? Comment avoir la moindre idée du temps écoulé ? En tout cas, selon le plan établi, la suite devait être en train de s’écrire dans la Grotte du Salut. Si tant est que son explorateur ne s’y était pas perdu, car l’orientation et lui ça faisait (souvent) deux. Trois avec moi, s’inclut Coline, non moins décidée à trouver ce repaire troglodytique.

Consciente de s’engager dans un contre-la-montre. Contre la nuit peut-être déjà en chemin avec son cortège d’ombres malfaisantes. Sans exclure que Lucas put être en ce moment sur celui du retour… vers le phare ou chez lui ? Leur vrai chez eux ?

Coline pensa arpenter le rivage, les mains en porte-voix. Une stratégie à double tranchant. Lucas, s’il se trouvait près d’ici, pouvait entendre ses cris époumonés. Mais c’était aussi le meilleur moyen d’ameuter une faune prédatrice qu’elle ne connaissait ni d’Eve ni des dents… potentiellement acérées.

Elle opta pour une manifestation à bas bruit, écrite dans le journal de bord. Un message du cœur, ni parfait, ni imparfait du subjonctif, simple comme bonjour… Mon tendre, c’est moi. Je pars te retrouver à la caverne du Salut. Si la lumière point tout au bout, puissions-nous nous y diriger ensemble. A très vite. Je t’aime. Ta Coline.

D’extérieur on aurait pu penser à une lettre de suicide. Il ne la lira peut-être jamais, se dit-elle, ce qui ne devait pas la rassurer. L’écriture était hésitante, si penchée que l’on aurait dit couchée par le vent. Sa main se figea soudain, la pointe de la plume d’oie plantée jusqu’au sang d’encre dans le papier.

Elle entendait des voix dehors. Des voix masculines. Puis ce furent des bruits de pas à l’intérieur.

Elle se saisit du trident et s’avança vers le vestibule d’entrée, les nerfs tendus comme la peau du tambour en train de cogner dans sa poitrine

– Qui est là ?

Deux hommes entrèrent.

***

Yann Meunier, l’Escamoteur de son nom de scène, se rappellerait toujours de cette fois où il avait franchi la petit porte tintinnabulante. Son regard s’était tout de suite posé sur cette malle des Indes trônant en évidence au milieu d’autres accessoires de magie. Presque déjà aspiré, d’une certaine façon. C’était ce qu’il lui fallait pour ses disparitions ! Le marchand fit quant à lui une apparition des moins spectaculaire. Un petit homme en gilet cardigan, affublé d’un chapeau melon, dont les premiers mots furent :

– Avec cette malle, tout un monde va s’ouvrir à vous !

Tatillon, méfiant, le futur acquéreur se rappela avoir cherché la petite bête. Loin de s’imaginer tomber par la suite sur des grosses, très loin, tout au fond. Dans l’intervalle d’innombrables shows en événementiel, des répétitions jusqu’à plus soif, des nuits d’insomnie entre doutes et rêves de grandeur. Son ambition se trouvait à l’étroit, pas tant dans cette caisse démontable que sur l’estrade exiguë des salles polyvalentes.

A force de persévérance et un peu de bouche-à-oreille, Yann signa des contrats avec des cabarets dont « l’Enchanté » près du Mans, là où tout devait basculer. Le public répondit toujours présent. L’Escamoteur du haut de son mètre quatre-vingt-quinze traça son grand bonhomme de chemin, conscient des défis à l’horizon. Car pour un artiste la vraie gageure était de tenir dans la durée, pas juste dans une boîte quand bien même sensationnelle. Un travail acharné et un peu de talent pouvaient faire la différence.

Mais parfois le destin ajoute des ingrédients inattendus.

Ce soir-là l’irrationnel s’invita sur scène en trouble-fête, propulsant le magicien et trois autres quidams vers des dimensions insoupçonnées. Le vendeur n’avait pas menti sur la marchandise. Tout un monde s’était ouvert, déroutant, immense quoiqu’encore assez petit pour finir par y retrouver des visages familiers. En l’occurrence celui d’une jeune femme blonde, à la peau claire tannée de sel et d’embruns. Les traits tirés mais séduisante à plus d’un titre. « Au teint (hâlé) en emporte le vent », si Yann devait en choisir un.

A quand remontait leur séparation ? Dans son ressenti temporel beaucoup d’eau avait coulé sous les ponts. Des larmes aussi, déposées toutes fraîches sur ses joues quand Coline l’embrassa, lui et Lionel Gaillard.

– Les garçons ! Mon dieu, comme je suis heureuse de vous revoir !

Les deux hommes bredouillèrent leur joie, plus encore l’Escamoteur dont l’émoi se voyait comme son nez encroûté de sang au milieu de la figure. Effectivement cela n’échappa à la jeune femme qui désigna le sien en reniflant.

– Yann, tu es blessé !

– Je me suis repris la porte du saloon… Et toi, tu… tu as un rhume.

C’est tout ce qu’il trouva à lui balbutier, perdu dans la contemplation de ce doux visage inespéré. Elle était là, vivante, l’air épuisé mais vivante.

Il tira d’une poche un carré d’étoffe, propre contrairement à son pantalon troué et poussiéreux. Sa chemise autrefois d’un blanc impeccable faisait ton sur ton, noircie, déchirée ici et là. Lionel, en train d’inspecter du regard la pièce, complétait le tableau avec son marcel tout lacéré.

– Maintenant entre nous c’est à la vie à la morve, dit-il en lui tendant le mouchoir…

C’était sorti tout seul et ça la fit rire. Il en fut heureux.

– Alors, racontez ! le tanna la belle enrhumée en s’essuyant le nez. Comment vous m’avez retrouvé ? Vous êtes passés aussi par l’abreuvoir ?

Elle resta tout ouïe, buvant son récit des évènements. Lionel voulait étancher une autre soif. La petite pompe marchait mais pour lui, il y avait loin encore de la coupe aux lèvres. Il flaira longuement l’eau, la goûta du bout de la langue.

– J’en ai bu tout à l’heure, elle est potable, le rassura Coline en remarquant son hésitation.

– Pas comme certaines blagues de notre ami, alors…

L’ami en question ne releva pas la pique, tout à sa narration d’une improbable bagarre contre trois lettres déchaînées. Dans sa fébrilité, il mangeait un peu ses mots. Ce qui, d’une certaine façon, était de bonne guerre, après avoir soi-même failli servir d’en-cas à trois démons alphabétiques. Il y mettait aussi les gestes, avec la même ardeur, allant jusqu’à se jeter sur la table de cuisine comme sur un comptoir. Son acolyte de flic l’arrêta alors qu’il s’emparait d’une chaise pour la faire valser.

– Oh, redescends Toto ! Allez, lâche ça !

– Comment leur avez-vous échappé ? demanda l’auditrice.

Lionel prit le relais.

– Par une bonne pioche… Mis au pied du miroir si je puis dire, on l’a traversé. On s’est retrouvé sur cette plage avec ce grand phare tout au bout… Et toi alors, raconte-nous.

Une histoire marine dont le début en queue de poisson absorba l’auditoire. Avant ça Yann ne croyait pas aux sirènes, si ce n’est celles, insaisissables, du doute, du découragement qui lui soufflaient leur insidieuse mélopée à la première embûche. Mais depuis sa plongée ô combien fortuite en terre surréaliste, alors il voulait bien croire aux poulpes vivant dans leur château de sable, aux femmes des eaux, à tout. Y compris à l’amour.

Elle me plaît. Une vraie battante…

Qui lui faisait battre le palpitant. Un solide roseau dont le nez était pris, et hélas, le cœur aussi. Pour preuve, sa bague au doigt. Et si le soupirant devait encore s’en convaincre, elle avait gardé le meilleur pour la fin de son récit. Le meilleur… et pour le pire.

– Il est ici ! exulta la fiancée en entreprenant une danse de la joie.

– Qui ? Lucas ? demanda Lionel, le sourcil circonflexe.

– Ouiiii ! Il est sur l’île !

Les Écritures en témoignaient. Tout du moins celle sur une double page d’un vieux cahier brandi par Coline, tel une Bible. Méfiant, l’Escamoteur ne prenait jamais rien pour parole devant Gilles, ni personne d’autre d’ailleurs. Lionel fit montre également d’une réserve dubitative à l’endroit du journal de bord. Il la mit en garde sans ambages.

– Méfie-toi, ma jolie. C’est peut-être un faux.

– C’est lui, je reconnaîtrais son écriture entre mille ! Lis le dernier paragraphe. Il s’intéresse à une grotte dite « du Salut ». D’après une carte, elle se situerait au nord-ouest du phare.

– Où est cette carte ?

– Je ne l’ai pas. Lucas l’a découverte sur le rivage.

Autre trouvaille, un grand trident repris en main par la jeune blonde faisant dire à ces messieurs qu’elle tenait encore bon la hampe. Une redoutable fourchette aux pics élancés. A choisir, Yann préférait les pointes plus douces de ses seins affleurant sous sa marinière. Car après tout, il n’était qu’un homme. Un homme fatigué, aspirant à un peu de repos. Mais sa camarade en entendait autrement, n’en déplaise au lieutenant Gaillard qui se récria :

– Tu ne comptes quand même pas partir en expédition ?

– Si. On a une piste, ne perdons plus de temps.

Le policier se refusait à prendre l’entrain en marche. Il posa deux mains paternelles sur ses épaules si frêles et fortes à la fois, dans une tentative d’arrêt d’urgence.

– Coline, regarde-toi ! Tu es épuisée ! Et nous aussi… Demain, il fera jour.

– Ça, rien n’est moins sûr… Le soleil brille encore, alors c’est maintenant.

Elle les regarda l’un après l’autre, fixement, comme pour les mettre au défi de l’arrêter. L’Escamoteur retrouvait au fond de ses yeux cette flamme opiniâtre, jamais vraiment éteinte, qui pouvait réchauffer les tièdes. Mais pas les cafés. Il se revit au moment fatidique lâcher sa tasse en criant, et plonger à sa suite dans la malle infernale. Le réflexe du maître-nageur sauveteur. Un bon remontant torréfié n’aurait pas été de refus maintenant. Un vrai repas aussi, tant qu’à faire.

– Les gars, je ne tournerai pas en rond ici ! Mais vous pouvez rester vous reposer et manger. Il reste des crevettes au cellier. Je serai revenir avant la nuit.

Cette nana est un courant d’air, pensa Yann non sans admiration. Son homologue masculin aussi brassait du vent, par de grands gestes imprécis et agités vers la fenêtre jaunâtre.

– Non mais, est-ce que tu réalises ? Le littoral de l’île peut très bien faire dix kilomètres. Il y a peut-être une infinité de grottes. Sans carte, autant chercher une aiguille dans une meule de foin !

– Et ben s’il le fait, je les fouillerai les unes après les autres.

Sa détermination fit dire à notre magicien poète :

– Ne change rien Coline, tu peux soulever des montagnes.

Soupir de Lionel.

– C’est ça, encourage-là, toi…

– Moi aussi je vous aime, leur sourit la jeune femme. Allez, ouste ! dit-elle en pointant son trident vers le gaillard campé devant l’entrée.

Un croisement boiteux entre un vigile dépenaillé et le grand frère surprotecteur, analysa l’Escamoteur. Mais ni vraiment l’un, ni tout à fait l’autre, si on devait lui demander son avis.

– Qu’est-ce qu’on fait ? demanda-t-il une fois seul dans la pièce avec son acolyte.

– On suit. On va pas la laisser toute seule, non ?

– Je manquerais quand même un bout avant, moi… Hé, Coline ! Où sont les crevettes ?

Accepter tout

Les aventuriers de la malle (20)

dans l’épisode précédent: Le lieutenant Gaillard et l’Escamoteur entrés dans un saloon en apparence abandonné ont eu maille partir avec trois lettres XXL sorties d’un sac de scrabble. Ils doivent leur salut à un L judicieusement pioché… Nous les retrouvons au même endroit.

La deux indésirables furent bottés allégrement ; l’un vola au-dessus des battants, l’autre à travers la vitre.

Après quoi, le pied solitaire disparut dehors en empruntant le pas à John Wayne. Les témoins crurent même entendre cliqueter les éperons.

Lionel apporta un mouchoir au magicien qui se remettait péniblement debout, une main devant son nez en sang.

– On se taille d’ici.

– D’accord, mais pas par cette porte. Elle n’m’aime pas cette porte !

– Je pensais au miroir.

Une probable fenêtre vers un nouveau monde. L’Escamoteur devait reconnaître qu’elle avait de la gueule. La sienne entre autres, à l’état d’ombre fantomatique derrière le rideau de buée. A quoi la glace embrumée faisait-elle écran ? Le lieutenant Gaillard se porta au-devant du mystère, avant de s’y enfoncer, par petits bouts. D’abord une main. C’était comme traverser du plasma. Ses doigts lui revinrent un peu flous mais au complet. Enhardi, il engagea le bras, là non plus sans incidence sur son intégrité physique.

– A la réflexion c’est peut-être pas la meilleure idée, jugea Yann, saisi d’un doute.

– Tu préfères tenir compagnie au o-méga ?

Cercle laid, c’est dangereux de rester ici ! aurait pu ordonner un flic. D’autant que la créature reprenait ses esprits en grognant. Le vent mauvais balaya les dernières tergiversations. Ni une ni deux l’éclaireur prit une profonde inspiration et engouffra la tête entière dans le miroir. Son ami retint son souffle également jusqu’à le voir émerger, une expression déboussolée sur le visage.

– Alors ? Qu’est-ce que t’as vu ?

– Alors j’ai vu une plage !… C’est l’issue.

Le magicien lui emboîta le pas.

10

La mer léchait les rochers à petits coups de langue baveuse. Elle semblait si enjouée et délicate, seulement gare ! Madame pouvait se mettre très vite en pétard, mouillé.

Des sautes d’humeur que Coline avait pu expérimenter plus jeune, dans un autre monde, moins sauvage, à Saint Malo. Une explosion de gerbes écumeuses contre les fortifications jusqu’au bouquet final. La nature déchaînée inspirait les comportements les plus dangereux et toutes les paraphrases adaptées au contexte.

– Y connaissent pas la houle, ces mecs ! avait lancé son père, désignant quelques inconscients qui se croyaient au-dessus des éléments.

Ni ces derniers ne pouvaient l’entendre, ni l’adolescente d’alors comprendre la référence à Audiard. Ce ne fut qu’après visionnage. Ah, que n’aurait-elle donné pour se trouver en ce moment sur un canapé entre ses parents et Lucas devant un bon film ! Les Tontons Flingueurs ou un autre. Plutôt un autre, où jouait Tom Hanks, ce Monsieur Tout le Monde d’Hollywood qui trônait tout en haut de son panthéon personnel. Et sans chemise ni pantalon, ce n’était pas une tenue pour le rencontrer, fut-ce même sur une île déserte.

L’acteur oscarisé avait marqué le cinéma de son empreinte. Son admiratrice en laissait d’autres dans le sable fin, seule au monde. Tout du moins en apparence.

Car depuis ses premiers pas ici, un vent malin secouait les braises d’une vie terrifiante. Différent des embruns qui fouettaient ses joues tannées et la décoiffaient. Non, la jeune femme se représentait plutôt un demiurge sadique muni d’un soufflet.

Comment combattre le feu sous toutes ses formes, sinon par le feu lui-même ? Mais pour ça, encore fallait-il réussir à en allumer un. Novice, notre citadine était prête à s’initier sur le tas. Un gros tas de bois sec de préférence, ça prenait mieux.

Un autre foyer, visible des bateaux et des baignoires au large, pouvait l’abriter du danger sous-jacent tapi dans les recoins de l’île. Si tant est que ses murs minéraux, percés d’étroites ouvertures, n’avaient pas des oreilles et en sus de monstrueuses tentacules.

Restée sur sa faim avec les huîtres, la nouvelle Eve espérait y découvrir un garde-manger. Elle marcha jusqu’à la maisonnette au pied du fanal, une main en feuille de vigne, ignorant si des yeux l’épiaient derrière la fenêtre austère. C’était une petite habitation en pierres, au toit couleur ardoise.

Allez, du courage, se motiva l’exploratrice une fois arrivée devant l’entrée.

Une porte à la peinture verdâtre écaillée, un peu grêlée. Son phare intérieur, palpitant, lui conjurait de la laisser fermée et chercher un autre havre Mais où ? Existait-il un seul endroit sûr autour d’elle ? D’un côté l’insondable forêt avec ses bruissements étranges,  pareils à des messes basses ? De l’autre, la mer azurée, multi risques ?

Elle hésita. Elle voulut d’abord regarder par la fenêtre à croisée. Des cristaux de sable et d’embruns brouillaient les carreaux à moitié fêlés. Tout au mieux devina-t-elle des formes derrière son reflet en surimpression. Son cœur frappait sa poitrine, comme s’il réclamait à sortir. Elle, au contraire, éprouvait quelque appréhension au point d’espérer trouver porte close.

La poignée rouillée tourna toute seule entre ses doigts encore fripés par l’eau saline. La lourde en bois s’ouvrit sans bruit. Ou peut-être que le ressac bruyant contre les rochers avait emporté le grincement.

Coline franchit le palier, son trident serré dans la main droite, prête à aérer le premier ostrogoth qui poserait une paluche sur elle. L’intérieur était déjà bien ventilé. Trop, même. La réfugiée frissonna au souffle descendu des entrailles du phare; propre à moucher les chandelles, mais pas les nez humides. Elle essuya le sien d’un revers de bras, avant d’éternuer. Une fois… deux fois. Elle tenait un rhume et sa fourche jupitérienne fermement, suspendue à une réaction. Rien. Le Silence. Du moins dans une certaine mesure car la mer se faisait entendre par delà les murs, usant sa salive sur les rochers en contrebas. Le vent allait et venait entre les étages. Et qui d’autre à errer ?

Au fond du corridor d’entrée un escalier tournait en colimaçon. De part et d’autre du couloir aux murs rocailleux, deux pièces.

Celle de droite, une chambre chichement meublée d’un lit étriqué, d’une table, et d’une commode en bois. Pas grand-chose à piquer ici, sinon une lampe à huile, une chaise au bout du pageot, voire un roupillon à condition d’avoir le sommeil aussi dur que le matelas. Coline ouvrit les tiroirs du chiffonnier, tous vides, sauf un. Dans celui du bas une marinière et un pantacourt, comme oubliés. Ou laissés intentionnellement ? Se servir chez l’habitant, en voilà du propre ! le sermonna son Jiminy Criket intérieur. Propre et repassé, qui se serait gêné ? Séance essayage. Le pantacourt était à sa taille. Le polo s’avérait un peu serré aux entournures, mais elle s’en accommoderait.

Éreintée par son voyage, la tentation lui prit de s’allonger sur la couchette aussi inconfortable fût-elle. Et puis elle pensa aux dangers potentiels. La chaude couverture était susceptible de devenir un drap « ouste ! » si le gardien des lieux la surprenait. A l’idée de se faire réveiller par un ours mal léché, Boucle d’Or ravala son dernier bâillement.

Tour d’horizon de la pièce voisine, où le temps s’était arrêté sans plus jamais repartir. La fenêtre jaunâtre jetait une lumière anémique sur une cuisine-salle à manger laissée dans son jus. Un autre jus devait avoir bouillonné jadis au fond des casseroles en cuivre suspendues au mur. Une table trônait au milieu, recouverte de toile cirée. Dans un angle, un réchaud hors d’âge, seule flamme au foyer avec la grande lanterne pour peu qu’on sût l’allumer.

Coline ignorait l’âge du bâtiment. En tout cas une chose de sûre, la fée électricité ne s’était pas penchée sur son berceau. Rude défi pour une citadine élevée dans un certain confort.

Seule commodité un tant soi peu moderne, un évier flanqué d’une pompe manuelle. Bon, encore fallait-il que l’eau fût potable. Le robinet n’était pas engageant, trogne de gargouille en fer… et damnation ? Elle actionna la pompe d’où jaillit un mince filet aqueux, en apparence limpide. Une petite voix prudente l’exhorta à faire quand même bouillir l’eau dans une casserole. La jeune femme hésita, renifla le liquide, en but finalement une gorgée. Elle n’y décela aucun goût particulier. Son odorat alléché la mena en revanche jusqu’à un cellier plein comme une barrique.

Le petit recoin aménagé ne comptait à vrai dire que deux tonneaux dont l’un était vide. Le second renfermait crabes, homards et autres bouquets entassés comme des sardines.

La visiteuse piocha une crevette rose, s’assura qu’elle était bien comestible. A vue de nez, la qualité de conservation était au rendez-vous. Son appétit aussi du reste, qui grondait d’impatience. En confiance elle engloutit le fruit de mer et les suivants d’une traite, pulvérisant son précédent record de décorticage. A la différence qu’au dernier réveillon du Nouvel An les crevettes étaient cuites, or là elles n’étaient qu’sept.

Coline ressortit du cellier. Sa dégustation avait suffi à la caler. Dehors la mer continuait de la ramener toujours et toujours, incapable de tenir sa langue. Le Grand Bleu par sa couleur, mais pas la Grande Muette, ni « la grande mouette », la faune ornithologique se faisant étrangement discrète pour le moment.

Quand on parle du volatile, on en aperçoit la plume. Un bel empennage blanc posé sur le coin de la grande table nappée. Quelque fut l’endroit où s’était retiré le gardien du phare, il n’avait pas encore jeté l’encre, au vu du petit flacon couleur noire où tremper sa rémige. Tout près, une sorte de cahier manuscrit ramenait la couverture à lui, bien qu’en étant totalement dépourvu. Coline s’étonna de n’avoir remarqué pas l’ouvrage avant.

Elle lut, en titre sur la page de garde : « Journal ».

La curiosité la poussa à tourner les premières pages plus fripées que des vieilles mains par la lessive du temps. Des mots alignés, blottis les uns contre les autres comme pour se tenir chaud dans ce nid à courants d’air. Coline sentit son cœur se serrer lui aussi. Elle reconnaissait cette écriture patte de mouche inclinée vers la droite, aux majuscules échevelées pareilles à des herbes folles. Celle de Lucas. Non, je dois rêver ! Si les homards s’agitaient encore au fond du cellier elle leur aurait demandé de la pincer très fort. Des frissons nerveux lui parcoururent le corps, en ondes fulgurantes. Le palpitant en mode tachycardie, sans même prendre le temps de s’asseoir, elle se jeta dans la lecture.

Jour 1

Étant petit, je consignais mes rêves sur un petit carnet. Du moins tous ceux dont j’arrivais à me souvenir, une fois sorti des bras de Morphée. Qu’est devenu ce document ? Probablement perdu dans les limbes d’un déménagement hâtif. Personne ne l’a jamais lu. Dieusait si ce sera le cas aussi de ce journal que j’inaugure d’une plume malhabile. A ma décharge j’ai plus l’habitude des stylos bille.

Cette page blanche est un peu le tarmac où je peux poser mon esprit. La tour de contrôle répond encore, quoique déboussolée. On le serait à moins, après ce que j’ai vécu. Rêve en cours ou réalité ? Je me sens comme Alice qui se serait fait la malle (indienne). Çà m’apprendra à suivre ce Lapin Blanc endimanché jusqu’à la scène. J’ai voulu me prêter au jeu pour ma fiancée, uniquement pour elle,sans m’attendre à basculer vers une autre dimension.

LEscamoteurme fait entrer dans sa caisse supposée truquée et avant le temps de dire ouf… Pouf !

Me voilà téléporté au beau milieu d’une grande pièce. Désorienté, au bout de quelques pas, je trébuche sur un lustre. Que fait ce chandelier planté au sol ? Et ce canapé au plafond ? Table, armoire, miroir sur pied défient singulièrement la gravité, pendus vers le bas . Je me demande alors si c’est le monde à l’envers ou simplement ma tête. Ça fait partie du spectacle, me dis-je sur le coup. Quelque part derrière un de ces murs, le magicien doit entretenir le suspens, meubler par des blagues avant ma sensationnelle réapparition.

Soudain tout bascule. Comme si une main invisible renversait le salon. L’impression d’être dans une boule à neige, mais sans la neige.

Un fauteuil d’époque amortit ma chute. J’ai le cœur au grand galop. La menace enfle et désenfle en rythme. Juste derrière mon dos, une respiration frénétique. Une peur irrationnelle, indicible, m’enfonce son aiguillon. Un témoin aurait d’abord pu penser au dard d’une guêpe en voyant mon bond. Je me retourne, un pulsar dans la poitrine. Le dossier en velours aussi palpite très fort. Ce siège est diablement vivant, ou du moins en a tout l’air. Et moi je manque d’air, je veux sortir, rejoindre ma place aux côtés de ma bien aimée. Au fond du salon, une porte. Fermée ! Je donne des grands coups en criant. En vain.

Passé cet accès de panique, je m’efforce à reconsidérer ma prison avec des yeux différents, dans un autre état d’esprit- celui de tous les possibles. Lewis Caroll nous montre la voie, à mon imaginaire et moi, de l’autre côté du miroir.

Face au fauteuil et à l’armoire, une psyché sur pied, au style baroque. Elle en impose ! Mon reflet beaucoup moins, qui rétrécit à mesure que je m’en approche. Je tâte la surface de la glace, en quête d’un passage. Sans m’attendre à une main tendue… ou plutôt agrippée manu militari par mon alter ego revenu aux dimensions initiales. Sans comprendre ni quoi ni qu’est, j’avais pris sa place derrière le miroir… et lui la mienne.

Déjà chez lui, mon double s’installe dans le fauteuil capitonné avec un sourire d’aise, déplie ses jambes puis un journal sorti dieu sait d’où. « Je est un autre » a écrit Rimbaud. J’en ai l’illustration, parlante si je puis dire, bien que cet avatar n’a pas encore ouvert la bouche. Tout à sa lecture, il ne m’entend pas tambouriner contre la glace. Du moins il en fait mine. C’est ma copie conforme, même visage, mêmes mains qui tournent pour le moment des pages (blanches) et plus tard, peut-être, caresseront ma fiancée. Car pourquoi se gênerait-il ce fumier d’imposteur ? Cette pensée m’est intolérable.

Je hurle ma détresse, seul, cerné par moi même en plein palais des glaces. A la fête foraine avec Coline, je fais meilleure figure. Partout des psychés, à en donner le vertige ! Mon reflet, démultiplié à l’infini, m’oppresse la poitrine, me serre la gorge. Mes yeux s’embuent, miroirs de l’âme et de larmes. Je me vois piégé dans cet endroit pour l’éternité. Non ! Il faut que je parvienne à me casser, en un seul morceau si possible. Malheureux ! me conjure la voix de la superstition, si tu te brises, sept ans de malheur t’attendent ! Mon amour aussi m’attend, me dit-je pour me redonner du courage. Je secoue l’une des psychés jusqu’à la renverser au sol et y saute à pieds joints comme dans une flaque d’eau. Mais au lieu de m’en éclabousser, je passe au travers et retombe au milieu du salon.

Des éclats de verre jonchent le fauteuil encore occupé par mon reflet juste avant. Je me relève, titubant ; à se demander lequel entre le miroir et moi est le plus fracassé .

Rien n’a bougé en apparence. La porte est toujours là. Surprise, cette fois elle s’ouvre. A savoir si cet escalier ne m’en réserve pas une autre, tout aussi tourneboulante. Les dernières marches disparaissent dans une chape cotonneuse, opaque. Une enveloppe de mystère qui aurait fait dire à un détective calembourdeux : « Élémentaire ma chère ouate sonne… » Sans préciser si c’est mon retour sur scène ou ma perte ? Pas question de m’y risquer. Je veux faire marche arrière mais trop tard ! la lourde s’est déjà refermée à clé derrière moi.

Me voilà piégé au pied d’un escalier au sommet ennuagé. Dois-je en faire une montagne ? Car en y repensant jusque là j’ai toujours eu l’ascendant sur ses prédécesseurs, les tout droit, les biscornus, les raides ; certes parfois au prix de bien des efforts, pendant les déménagements.

La nébulosité blanchâtre rajoute du piment à l’ascension qui ne manque pas de Ciel non plus. J’en prends toute la mesure, une fois arrivé en haut. J’émerge de la couche vaporeuse par une trappe. Autour de moi, ce n’est qu’immensité, un océan immaculé, pommelé comme un chou-fleur. Le point d’orgue de mon voyage, à moins qu’un musicien aux tuyaux ne me transporte encore au-delà. Les yeux écarquillés, je tends l’oreille. Pas de mélopée céleste, ni même l’ombre d’une aile angélique… ou d’avion. J’y entrevois une bonne raison que mon cœur tambourinant connaît bien. Ce n’est pas encore mon heure et mon ange m’attend ici bas.

Si notre amour est solide, à toute épreuve, j’ai des doutes quant au plancher nuageux. Car il se peut que non seulement le soleil (notre soleil ?) passe au travers, mais mon pied aussi. Je tâte précautionneusement le terrain dont la texture filandreuse rappelle celle d’une barbe à papa. Une mauvaise appréhension peut précipiter ma rencontre avec un autre grand barbu devant l’éternel. J’y vais par étapes, à quatre pattes pour commencer avant de me mettre sur mes deux jambes.

J’arpente ce désert ouaté dans un état de déréliction complète, marchant d’abord puis courant pour tenter d’en saisir l’infini. Aucune âme en vue, nul saint auquel me vouer. Je me souviens avoir crié jusqu’à ce qu’enfin le ciel daigne me répondre.

Mais pas de la façon espérée.

Mes appels ont semble-t-il électrisé l’atmosphère. Pour tisser la métaphore, l’édredon virginal se met à filer un mauvais coton. Des éclairs crépitent sous moi comme des flashs de paparazzis accompagnant mes premiers pas au Ciel… qui s’avéreront les derniers. Soudain je sens le sol onctueux se dérober.

Et c’est la chute libre.

Je tombe comme jamais pendant mes cauchemars les plus vertigineux. D’aucuns, si la providence les conduit un jour à ce journal, vont penser que je relate là un mauvais rêve. Si c’était le cas je ferais n’importe quoi pour me réveiller sur mon strapontin de music-hall ô combien plus confortable qu’une vieille chaise en bois. Auprès de toi ma Coco restée dans ta dimension et qui ne lira peut-être jamais ces lignes. A moins que tu ne prennes la même correspondance. Je t’en conjure, mon amour, où que tu puisses te trouver en ce moment, fais attention à toi.

Mon poignet est tout engourdi. Je pose ma plume provisoirement, car le point final est encore loin.

PS : J’aurais aimé en prélever un de rémige sur cet oiseau fabuleux qui m’a rattrapé en pleine chute puis déposé sur cette île. Un territoire dont j’ai tout à découvrir. Une carte retrouvée fortuitement près des rochers en trace les contours. Il y est fait mention de la Grotte du Salut sur son rivage au nord ouest du phare. Salut ou Perdition? Je verrai bien à la lumière du jour.

Les aventuriers de la malle (19)

Une replongée dans la magie pour clôturer l’année. Désolé c’est long entre les épisodes

dans l’épisode précédent : Lionel et le magicien ont vu leur amie Coline disparaître dans l’abreuvoir du saloon, sans avoir le temps d’intervenir. Entrés dans le saloon, ils cherchent un passage ouvrant vers un autre monde. Lionel trouve sur le comptoir un sac contenant des lettres.

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Il en déversa le contenu sur le comptoir. A sa grande surprise, ce fut une pluie de lettres majuscules.

– Attends ! Attends ! lança-t-il à son acolyte avant que ce dernier n’eut fracassé le miroir.

L’autre reposa la chaise, pour aller se pencher sur cette trouvaille saugrenue.

– Les pionniers jouaient déjà au scrabble ? s’étonna le grand chapeauté.

– Seulement depuis cinq minutes. Ce sac n’était pas là avant, je peux te le jurer.

Consonnes et voyelles grossièrement étalées se prêtaient à toutes les combinaisons. Et Dieu sait si on pouvait en composer des mots ! Des courts, des longs, des gros, des tarabiscotés.

Sans oublier les anglicismes tels que OUT.

Le lieutenant regroupa les trois lettres. Un souvenir comptait triple dans sa mémoire. Celui des parties de scrabble avec ses regrettés grands-parents. Il se rappelait le Larousse, implacable juge de paix toujours sur la table, jauni, corné, plus feuilleté que la pâte du même nom.

Chez les Meunier, les repas du dimanche se terminaient traditionnellement par une belote. A dix ans le plus jeune des petits-fils brouillait déjà les cartes comme nul autre pareil. Depuis, l’Escamoteur avait fait du chemin, fabriqué des mirages sans jamais s’y laisser prendre. Jusqu’à ce dernier soir. Dans le présent piège à Narcisse, il discernait tout au plus deux silhouettes humaines très floues, entre reflets et illusions.

Les mots font leur effet, dit-on. Pourtant, pendant un long moment il ne se passa rien.

– Fausse piste, ça nous mènera nulle part, soupira Lionel, prêt à quitter la partie.

– A moins de s’y prendre différemment.

Sous le coup d’une intuition, Yann plaqua les trois graphèmes contre la glace. Il voulut les scander oralement à la manière d’une incantation, mais trop tard. Comme chauffé au lance-flamme le verre se mit à fondre, se liquéfier, jusqu’à former une inextricable mélasse. Une mouche coquette s’y serait engluée, des doigts aussi. L’illusionniste retira in-extremis les siens, laissa les lettres aux prises avec cette saisissante gélatine. Le miroir absorba l’offrande alphabétique avant de la recracher aussi sec à l’autre bout du saloon.

S’ensuivit un rapport de force inédit opposant un flic derrière un bar à une autre police, d’écriture celle-ci, considérablement agrandie. Car sous les yeux médusés du lieutenant et de son auxiliaire, OUT se remit sur pied et gagna surtout des proportions stupéfiantes.

– Rassure-moi, tu m’as tendu une loupe ? demanda le premier d’une voix blanche.

– Non, c’est bien la nouvelle échelle.

Chaque mot a un sens. Certains en possèdent même plusieurs. Très rares sont ceux qui combinent la vue, le toucher et le goût. Depuis quelques instants, OUT ne rentrait plus dans aucun dico. Trop imposant, au moins deux mètres ! Trop vivant aussi. Des yeux globuleux, une bouche improbable, des mains capable de tordre n’importe quelle grille et pas seulement celle d’un scrabble.

Les deux camps se dévisageaient en silence. Très vite, Lionel décela au fond des pupilles adverses une lueur hostile. Muettes ou pas, les lettres lui faisaient une désagréable impression.

Les courbes bonhommes du O n’arrondissaient en rien son regard fixe et farouche. Court sur pattes, plus droit qu’un I, l’oméga grec gardait les bras écartés, prêt à dégainer une arme imaginaire. Côté bar, on se demandait comment le ceinturer sans le changer en huit. Un défi qui se conjuguait au pluriel avec les deux autres larrons.

Dans la suite alphabétique, le U. Ses yeux, perchés entre les deux barres, sans doute cuits trop longtemps, étaient durs. Ses vis-à-vis partageaient ce constat, la « chose » n’avait rien du porte-bonheur, si ce n’était la forme. Et un fer de cet acabit ne se trouvait pas sous les sabot d’un cheval. Ou alors un grand ! La majuscule, à une lettre près de la victoire, levait déjà les bras bien hauts.

En rafraîchissement avant le combat, la maison offrait un T glaçant. Des airs d’épouvantail avec les membres tendus terminés par des battoirs. Yann voyait aussi un séchoir sur pied à l’expression belliqueuse, capable d’étendre le linge et un boxeur professionnel par la même occasion. Sans béquille il n’ira pas loin, se rassura le magicien. Un I aurait pu faire office, voyelle heureusement absente. Mais qu’à cela ne tienne, l’unijambiste se déplaçait en sautillant.

– Et je pensais avoir tout vu, commenta Lionel, plissant son front dégarni comme pour mieux déchiffrer l’adversaire.

– Ils sont peut-être là pour nous guider, espérait encore son ami.

La trinité alphabétique cumulait gros et mauvais caractère. La preuve quand O sauta derrière le bar, dans l’intention d’offrir un coup aux étrangers.

Lionel dégusta contre son gré. D’abord il eut l’impression d’un temps suspendu, à au moins cinquante centimètre du sol. Sans qu’il n’eût pu esquiver, la rondelle hargneuse l’avait empoigné et soulevé par le col échancré de son marcel. Son corps hissé en balance figurait un point d’exclamation culbuté se défendant avec fougue. Ses pieds frappaient le vide, autant dire des coups d’épée dans le O. Sa main droite tâtonna l’étagère en dessous du miroir en quête d’un objet contondant, n’importe quoi susceptible de refroidir le beignet. Hélas, la chance n’était pas de son côté. Rien si ce n’est la poussière accumulée par le temps sur les étals.

L’Escamoteur en arriva à la même conclusion que lui aussi était sans verre et contre tous. D’autant plus impuissant face à l’imminence d’un nouvel assaut sur le comptoir.

La première attaque vint d’un boomerang improvisé en la personne de U. Son vol elliptique souffla les mèches hirsutes du magicien heureusement sans toucher à son intégrité. Il s’en était fallu d’un cheveu ! Retour à l’envoyeur. Planqué sous le rade, sa cible se doutait que T en mode aborigène n’en resterait pas là. En attendant, le O se donnait carte blanche avec Lionel dont le teint virait à la même couleur. Pas très en phase avec son symbole, celui de l’oxygène, il lui comprimait la gorge. A l’étreinte où allaient les choses, le malheureux passerait bientôt l’arme à gauche !

En ni une ni deux Yann se jeta sur la lettre bonhomme. Il eut l’impression d’enfourcher un cerceau dément.

Le contact caoutchouteux, un peu collant, ne fut pas sans lui rappeler ces bonbons gélifiés Haribo. L’étrangleur se défit de sa prise aussi facilement qu’un chapeau et le renversa face contre le rade. Le bar n’était pas tenu mais notre pauvre homme si, fermement, d’une main par le fond de pantalon, de l’autre par le collet. Une bouteille devait très bien glisser sur le bois lisse et verni. Un corps aussi, avec un peu d’élan. Yann en fit une démonstration digne de Madame Chiffon dans la pub Pliz. Sa cascade dura quelques secondes et des poussières. Les particules volèrent, puis ce fut le tour du gaillard, un mètre au-delà du comptoir. Sa sortie de route se solda par un tonneau… d’au moins 10 litres, cependant vide au moment de l’impact.

Lionel reprenait ses esprits et son souffle non sans quelques halètements saccadés. Conscient qu’il devait une fière chandelle au magicien. Seul, il n’aurait pas tenu la trachée haute à son compresseur très longtemps. Foutues lettres complètement timbrées ! Dans le lot aucune pour rattraper l’autre, si ce n’était l’attraper, lui.

Super U, émule de Superman, fondit droit sur sa cible encore un peu étourdie, les poing en avant. Mu par un réflexe d’auto conservation, le policier se plaqua au sol derrière le bar. Une odeur éthylique imprégnait le plancher craquant. Whisky à 80 degrés et virage à 360 pour l’assaillant qui revenait à la charge après avoir raté la première.

Lionel fit volte-face, bloqua la nouvelle frappe de toute la force de ses deux bras. S’ensuivit une lutte qui tourna à son avantage. Au terme d’un bref combat, c’était plié, si ce n’est l’inverse. A califourchon sur le U, il s’employa à en écarter les deux branches jusqu’à le changer en I. Le bougre avait la forme du fer à cheval, mais pas sa résistance. Une chance !

Et maintenant il fallait que ça file droit… vers le T resté en retrait devant le comptoir. Le viseur se représenta une quille à dégommer, voire à gommer comme une lettre en trop. Il pesa ses chances. Aussi légères que le U déformé soulevé à bout de bras. Force et précision du lancer pouvaient faire cependant la différence. Raté ! De peu. Le projectile graphique termina sa course dans le décor.

Le T répliqua sur-le-champ. Sa barre horizontale entra en rotation et il s’éleva tel un hélicoptère. L’hélice déchiquetait l’air ambiant, avide de se mettre autre chose sous la pâle. S’il existe un club des chics T, celui là a dû s’en faire virer, pensa Lionel en suivant sa trajectoire. Le ventilateur passa au dessus de lui dans un bourdonnement sourd.

Il suffisait de pas grand-chose pour que ça parte en vrille : un grain de sable, un projectile dans les pâles. Mais encore fallait-il trouver les munitions. Autre option de poids, voire de contre-poids, se jeter sur le mutant volant et s’y cramponner façon Bébel à ses grandes heures. Lionel tenta le coup, bondit sur lui, l’attrapa des deux mains. La pression exercée sur sa base ne suffit pas à faire redescendre l’éolienne. Au contraire,  le T reprit de la hauteur, emportant son lest humain.

Le lieutenant Gaillard s’offrait une partie de jambes en l’air. Une expérience perchée, insolite, mais qui ne crevait cependant pas le plafond. Au bout de la tyrolienne infernale, un mur en planches. En bas, des tables de poker dont certaines renversées. Une lettre aux rondeurs bonhommes poursuivait Yann dans tout le saloon au mépris du mobilier. Un moment acculé près du piano, ce dernier tentait de le garder à distance avec une chaise.

L’« héliconsonne » piqua droit vers l’oméga, comme pour lui passer à travers. O hargneux ou cerceau enflammé, du pareil au même aux yeux de Lionel qui lâcha sa prise avant l’instant critique. Il chuta d’un mètre, se réceptionna en roulé-boulé. S’ensuivit un face-à-face entre un être par ailleurs sans face ni revers et un cascadeur au crâne rasé. Le O- comme ouïe fine- s’était aussitôt retourné, prêt au pugilat. Et Lionel de porter la première estocade au moyen d’une chaise. Le siège en balsa administré sur son arceau supérieur ne fit que rebondir. En retour l’autre lui asséna un regard comminatoire.

Merde, je l’aimis en rogne !

Seule solution : le repli. Notre homme se retourna, tomba nez à nez sur le T. Une lettre ni recommandée, ni recommandable, presqu’au même titre que le X objet de tant de plaintes. Le policier impliqué en savait quelque chose. Les bras hélice pivotèrent vers lui, trop vite pour qu’il eût le temps d’esquiver.

Le coup en pleine tempe l’envoya direct au tapis. Estourbi, il se releva au prix d’un effort inconscient; puis retomba sur ses genoux. Le gauche et le droit étaient encore d’origine, certes un peu contusionnés, abîmés, mais en rien usés par la prière. Une petite voix prévenante lui dit que le moment était venu d’en réciter une. Il n’en eut pas le temps. Une force insensée l’arracha du sol et l’envoya valdinguer deux mètres plus loin, sur ce qu’on pouvait appeler en la circonstance une table de réception. Le meuble, parmi les derniers encore, debout se brisa sous son poids. Toucher du bois porte bonheur, selon la croyance. La tradition préconisait cependant un contact moins rude. Mon kiné aussi, grinça Lionel en espérant ne pas retrouver des vertèbres mélangés aux débris de la table. Des signaux électriques convergèrent vers son cerveau pour un bulletin spécial. Flash info, il avait le dos en compote ! Autre nouvelle, plus inquiétante, le O, tout en délicatesse, entendait finir le travail.

Allez, vienst’acharner sur un homme à terre, déchet de l’alphabet !

Ces dernières paroles pathétiques ne purent franchir ses lèvres. En revanche, des notes de piano se frayèrent un chemin jusqu’à ses oreilles. Il tourna péniblement la tête vers son acolyte installé sur l’estrade. Alors Monsieur taquinetranquillement les touches pendant que j’en prends plein la gueule ! CA adoucissait les mœurs, disait-on. Le son produit son petit effet car alors, le O paraissant hésiter entrer tirer sur l’ambiance ou l’ambulance.

Lionel n’aurait su dire la mort donne des ailes, mais en revanche il était convaincu qu’un L pouvait la donner. Suivant le même principe de mutation, cette lettre devait cracher la poudre par sa barre longue en forme de canon. Je dois tenter l’expérience, c’est peut-être notre seul salut, se galvanisa notre homme. Pour le moment O ne faisait plus attention à lui mais au soliste en train d’interpréter du Bach. Tendu, toujours à deux doigts de la fausse note, l’artiste jouait sur la corde raide. Le T, mélomane, se mit à en pincer d’autres, vibrantes, avec le concours du U changé en harpe.

Le charme opérait sur l’ennemi ; le moment ou jamais de s’éclipser à quatre pattes, jusqu’au comptoir. Pour autant Lionel n’avait pas dit son dernier mot, ou plutôt sa dernière lettre. Mais encore fallait-il s’y retrouver entre les consonnes et voyelles éjectées du zinc par l’Escamoteur à la faveur d’une glissade magistrale.

Là, tombé sous le rail de cuivre, un L ! Une majuscule bien minuscule, mais qui devait abriter un potentiel énorme derrière le miroir. Du moins l’Humain espérait-il pouvoir l’exploiter contre ses frères alphabétiques. Sa carte secrète dans sa main droite, il se releva en prenant appui au bar. Vite, le Prélude en Do Majeur touchait déjà presque à sa fin ! Le sien de dos, douloureux, réclamait un massage en urgence. Notre dur à cuir relégua cette requête au rang des non-priorités. C’est que sa carcasse éprouvée en avait vu d’autres. Mais ses yeux ne pouvaient en dire autant du O anthropomorphe mimant le pianiste de ses dix doigts. Du jamais vu, comme à peu près tout le reste. Le T en osmose grattouillait toujours le U.

Lionel passa de l’autre côté du zinc non sans se tenir le bas des reins. Il était homme à aller de l’avant en toutes circonstances, quoiqu’il arrive. Or au même moment le couac arriva, la fausse note, le petit accroc sur la toile sonore. Perturbé, l’Escamoteur perdit le fil, enchaîna les inexactitudes. L’harmonie s’était brisé, et très vite ce fut le tour du piano défoncé par le O d’un seul coup de poing. On pouvait être un vandale et posséder l’oreille musicale. L’instrument rendit un dernier bruyant soupir de cordes brisées.

Le magicien s’éjecta de son tabouret, mu par un instinct de conservation aussi primaire que son persécuteur.

– Au secours ! hurla-t-il.

Pendant ce temps, le lieutenant Gaillard œuvrait à inverser la vapeur. Laquelle embuait toujours la grande glace au mur. Il avait plaqué le L contre le miroir pensant que celui-ci l’absorberait et le recracherait dans sa version augmentée. Rien ne se passait. La première fois, il m’avait suffide placer la lettre à l’endroit indiqué. Il traça la consonne avec le doigt et y plaqua à nouveau le signe graphique. Des remous agitèrent la surface. Son reflet trouble s’y laissa aspirer, vite rejoint par la petite majuscule dans les limbes turbides.

Un coup d’œil en arrière lui montra son ami courant vers la sortie du saloon, le O sur les talons. Tiré depuis un arc, en réalité un nouvel avatar du U, le T fusa au dessus de la tête du fuyard dont la course s’arrêta violemment devant les doubles vantaux. Car à nouveau la maudite porte lui mit des battants dans les roues. En pleine poire, c’était plus douloureux. Le choc le projeta un bon mètre en arrière.

Le saloon veut nous retenir, comprit le policier. Derrière lui, le miroir régurgita le L. Lionel pirouetta sur lui même, l’intercepta au vol comme un ballon de basket. Bien que la forme angulaire tenait davantage du poteau…

Le O tractait Yann au sol par sa copieuse tignasse.

– Hé, face de Donuts ! Lâche mon ami ou je t’en loge une ! somma le policier en le braquant de son arme improbable.

Sa sommation, loin d’intimider la créature, le rendit encore plus exé-scrabble. Elle lâcha sa prise et avança au pas de charge vers sa nouvelle cible. Glacé d’effroi, Lionel ne voyait plus une grosse lettre rondouillarde mais une couronne mortuaire avec bras et jambes. A son nom.

– Feu !

Onne me donne pas d’ordres, répondit l’équerre gélatineux.

– Ok. S’il te plaît est ce que tu veux bien daigner ouvrir le feu ? Ou on est TOUS morts !

Alléluia, L entendit sa requête. Le Ciel aussi. D’ailleurs c’est lui même qui dut guider le projectile tiré en direction du plafond. Touché, un lustre tomba sur la tête du O dans un fracas de verre brisé.

Il y eut un silence. La voyelle directrice ne se relèverait pas de sitôt. U et T vacillèrent à leur tour prouvant par a + b qu’une seule lettre vous manque et le mot entier ne tient plus debout. Au mieux, il change de sens. A l’évidence, la meilleure orientation était vers la sortie.

– Fous les dehors dehors, dit-il au L avant d’ajouter : s’il te plaît !

Une formalité pour son couteau suisse qui faisait aussi santiag. La deux indésirables furent bottés allégrement ; l’un passa par la porte, l’autre à travers la vitre.

Les aventuriers de la malle (18)

Ou nous retrouvons le lieutenant Gaillard et l’Escamoteur là où nous les avons laissés avant la disparition de Coline, dans la ville fantôme de Goldencity

Lionel Gaillard secoua ses mains toutes dégoulinantes de mystère. Le fond de l’abreuvoir en bois n’en cachait nul autre. Il y a des fois où la raison patauge, dans seulement quelques litres d’eau. Le vortex dimensionnel s’était refermé comme un diaphragme d’appareil photo, emportant la clé d’un passage vers Ailleurs, et avec lui, Coline.

Yann, désemparé, passait au crible l’auge, en quête du moindre indice, d’un tuyau quelconque. Les faits l’avaient conduit à regarder ce banal récipient en bois sous une autre dimension : la quatrième.

L’hypothèse spatio-temporelle ne laissait aucun doute non plus au lieutenant Gaillard. Lui même en mesurait les effets, se croyant revenu un jour en arrière sur la scène du music-hall, là où tout avait commencé. L’histoire bégayait, l’Escamoteur bredouillait son désarroi. Le policier n’en menait pas plus large.

Nul ne savait où le cours surnaturel des choses pouvait encore les emmener. Leur tête était pleine de tumulte à l’image du tourbillon disparu sans laisser d’empreinte.

Survivant d’une espèce en voie d’aspiration, Yann attendait son tour. Inconsciemment, il retenait déjà son souffle, attaché à lui, assez pour ne pas l’offrir en pâture aux premières eaux infernales venues. La surface était redevenue calme et aussi claire qu’une boule de cristal. D’où cette prophétie improvisée, entre deux exercices d’apnée.

– L’abreuvoir va remettre ça à coup sûr, prédit l’extralucide au chapeau claque. Et cette fois, soyons être prêt.

– Il peut nous faire mariner un bon moment.

– On m’a appris à me méfier de l’eau qui dort. Pas toi ?

. – S’il n’y avait que ça dont il faut se méfier ici !

Goldencity, pensait le lieutenant, sous ses apparences de ville fantôme, avait encore du ressort. Dieu sait quelle nouvelle bizarrerie pouvait en surgir, telle un diable d’une boîte. De part et d’autre d’une large rue poussiéreuse, les baraquements en bois serrés les uns contre les autres donnaient l’impression de conspirer sous la bénédiction de l’église tout au fond. Le bureau du shérif, la blanchisserie ou encore l’hôtel s’entendaient dans un silence spectral.

Et puis il y avait le saloon où tout devait se régler, y compris les comptes.

Un écriteau près de l’entrée indiquait que la maison ne faisait pas crédit. Les vitres étaient crasseuses, jaunies, assorties au foie des colons prospecteurs venus s’y rincer la dalle. D’ici on ne pouvait voir si l’arrière-boutique débouchait sur une cour ou un univers alternatif. Derrière les portes battantes, chaque repère offrait un potentiel leurre, susceptible d’abriter une force irrésistible. Une gravité irréelle déciderait du point de chute et selon toute vraisemblance, ce ne serait pas au pied du comptoir. Peut-être à des années lumières d’ici, loin des uns et des autres.

– Coline a pris un chemin, un seul, recentra le magicien en scrutant l’abreuvoir. On peut la rattraper par le prochain flux.

Ou pas, nuança son partenaire. Depuis le début, ça se joue aux dés. Quelqu’un quelque part compte les points.

– Et t’espères le trouver attablé dans le saloon ?

– Va savoir… Allez, suis-moi, on va inspecter tout ça.

Il manquait le mot magique, et ce n’était pas Abracadabra. Néanmoins, à la façon qu’eut l’Escamoteur de pointer l’index vers lui, fébrilement, comme une badine enchantée, Lionel se serait presque attendu à disparaître. L’artiste s’en tint à une petite mise au point verbale.

– Si je veux, d’abord ! Ça commence à suffire le numéro de petit chef.

L’un dominait l’autre d’une bonne tête. Sur le moment, le policier eut l’impression de devoir lever les yeux encore plus haut qu’avant. Illusion ou réelle poussée d’hormones, peu importe, il fallait calmer le jeu.

– Ça va pas ? Qu’est-ce qui te prend ?

– Il me prend que je suis pas ton petit toutou ! Dans ta brigade on t’obéit peut-être au doigt et à l’œil, mais il n’y a plus de flic, ici.

– Ni aucun magicien, sinon ça se saurait.

Lionel regretta sa bavure. Mais trop tard, c’était parti tout seul, comme un tir quand on nettoie son arme.

Les attaques infondées, gratuites, passaient au-dessus du géant échevelé, souvent en rase-motte, parfois à des hauteurs stratosphériques. Mais celle-ci le toucha en plein cœur.

– Pardon ? T’étais bien content de mes services tout à l’heure ! Sans moi, comment tu l’aurais allumé ton cocktail molotov ?… Et on reparle du puma ? Ça chauffait pour ton cul, je lui ai chauffé le sien !

Un silence retomba sur la casserole déjà en train de déborder.

– Ça y est ? soupira le lieutenant en entrouvrant le couvercle. C’est fini ?

– Encore une chose… Dans la vie, on ne peut pas avancer tout seul. Un flic devrait le savoir.

Ce rappel pontifiant froissa quelque peu l’officier. Et par conséquent la chemise du donneur de leçon. Ou tout du moins son col, que Lionel empoigna des deux mains, bien parti pour en découdre.

– Écoute-moi bien ! J’ai vingt gars sous mon commandement. Ils doivent compter sur moi et moi sur eux. C’est le fondement de notre boulot, les briques du vivant… du flic vivant. Alors c’est certainement pas un saltimbanque qui va m’enseigner l’esprit d’équipe !

Des mots bien trempés. L’Escamoteur ne fut d’ailleurs pas en reste. Son congénère le relâcha si brusquement que déséquilibré, il chuta fesses les premières dans l’abreuvoir. L’eau vorace bouda ce gros bébé ; tout juste dispersa-t-elle d’inoffensives éclaboussures. Sur le coup, Lionel se serait réjoui de voir le show man partir en tourbillon, puisque telle était sa volonté.

– Fumier ! l’invectiva ce dernier.

Une sortie de scène au goût de pétard mouillé. Il allait sans dire que le baigneur malgré lui était aussi mouillé et en pétard. Son vis-à-vis le regarda s’extraire du bassin, péniblement, avec la grâce aquatique d’un hippopotame. Pris de regret, il lui tendit la main pour l’aider.

– Désolé, je voulais pas…

Il se brûla au regard incendiaire du barboteur, entre deux clapotis. Nouvelle approche…

– Merde, enfin, je risquerai ma vie pour vous deux s’il le faut. Tu le sais bien. Alors on va chercher ensemble Coline ?… Je n’y arriverai pas seul.

Main tendue acceptée. Mais Yann en voulait plus, et tira tellement fort que tout le reste, copieux, le rejoignit dans la flotte. Un peu plus désacralisée et trempée jusqu’au slip, l’autorité ne s’en releva pas moins, prête à livrer bataille.

– S’il faut vraiment se bagarrer, autant le faire dans le saloon, non ? soupira le lieutenant Gaillard.

– Le saloon ? Toi, quand t’as une idée derrière la tête… Bon, allons-y.

Les deux humides de l’Ouest du Middle West (l’appellation s’arrêtait à la Chaîne d’Argent posée comme un défi aux prospecteurs) une fois s’être ébroués le derrière, poussèrent la porte de l’établissement. C’était ouvert et pourtant l’un d’eux avait bien failli se casser le nez juste avant.

Fini les crépitements, claquements, tintements électroniques à l’intérieur.

Lionel tendit l’oreille, attentif au moindre bruit suspect, tel que celui d’un jeton engagé dans le flipper.

Rien.

Il écarta en premier les doubles battants en bois, lentement, sur ses gardes. Le terrain inconnu ne se prêtait pas à une entrée fracassante. L’éclaireur laissait ça aux cow-boys d’Hollywood, des vrais durs dont le poil s’hérissait seulement en cas de contrôle fiscal ou d’un divorce dispendieux. Dans la réalité les héros, quels qu’ils fussent, agissaient sans filet. En intervention, chaque première prise pouvait être aussi la dernière.

Leurs ombres se couchèrent promptement sur le sol craquant, comme en anticipation d’une attaque. Fausse alerte. La seule chose à cueillir les visiteurs en entrant fut l’odeur âcre de sciure et de vieux bois. Chacun laissa sa silhouette respective ramper par terre jusqu’à se confondre avec la pénombre.

La baraque, silencieuse baignait dans le formol, figée, gelée d’une certaine façon. Lionel eut l’impression d’investir un saloon témoin où rien n’avait jamais bougé. Il y manquait ce supplément d’âme, et d’arme par la même occasion, qui racontait le far-west entre le zinc et les tables disséminées.

Le cadre ne cassait pas trois pattes à un tabouret de bar. Un mobilier hors d’âge mais toujours debout, béni des dieux de l’ivresse dont le panthéon derrière le comptoir était vide. Fut-il rempli un jour ? Le bar attendait ses nouveaux clients sans rien à leur offrir. Un bon whisky était pourtant un bon moyen de briser la glace ici aussi intacte que le reste. Au cinéma, cet élément du décor faisait généralement assez vite les frais d’une bagarre avinée. Verre, chaise, table, voire même projectile humain, tout y passait crescendo, au plus grand bonheur du spectateur.

Le grand miroir ne souffrait d’aucune aspérité jusqu’à l’irruption des deux hommes dans le champ, chacun avec son lot de bosses et de fêlures plus ou moins visibles. Lionel y surprit des sapiens-sapiens défraîchis : l’un en maillot marcel tailladé, passé à un cheveu du trépas, le tout dernier épargné par sa tondeuse ; l’autre, un magicien loqueteux et sale dont seul le chapeau-claque faisait encore un peu illusion. Ce portrait sans fard ne flatta aucun des modèles pour qui c’était ni reflet ni à faire. Le lieutenant Gaillard relativisa néanmoins. En regardant bien, il devait avoir la gueule aussi chiffonnée après une nuit de service. L’Escamoteur n’en tint pas non plus rigueur au conseiller des grâces, seulement en froid avec son compatriote. Un qualificatif avait particulièrement du mal à passer.

– Saltimbanque, répéta l’outragé en circulant entre les tables désertes en direction d’une petite scène aménagée dans le fond. C’est d’un péjoratif !

– Pas assez noble pour Monsieur ?… Oh, coco, redescends de ton piédestal.

– Tu l’as dit sur un ton tellement méprisant !

Un concerto aurait pu faire oublier cette vilaine note, mais à viser trop haut on rate sa cible. Lionel n’avait plus taquiné les touches d’ivoire depuis la primaire. Tout juste devait-il se rappeler des accords d’au Clair de la lune, et encore ! juste un bout, un croissant en quelque sorte. Insuffisant pour faire lever la foule si tant est qu’il y ait jamais eu des auditeurs autour des tables rondes et un maestro installé derrière ce piano, en contrebas de l’estrade. Le sous-doué tenta sa chance à l’oral.

– Écoute, sois sûr d’une chose. Ta malle et toi avez du talent, et même un foutu génie, autrement on serait pas là…

Il avait mis des roses dans sa voix. Piqué aux épines d’ironie, l’autre lui rendit le bouquet dubitatif.

– Et je dois prendre ça comme un compliment ?

– Dans un sens, oui, … D’ailleurs crois-moi, j’aurais bien aimé te voir à l’œuvre, d’autant que la scène est libre… Mais là, maintenant, je cherche l’issue de secours. Tu peux m’aider …

– En musique, peut-être, suggéra l’Escamoteur en s’approchant du clavier.

Ce n’était pas un piano à queue. Dans ce genre de débit, la queue se trouvait plutôt au bar, sauf aujourd’hui… et probablement aussi hier. Comme son comparse, Yann essayait de ramener à la surface, par l’imagination, prospecteurs, cow-boys et autre danseuse à la cuisse légère supposés avoir animé le saloon. Est-ce qu’un son s’était déjà échappé du bastringue ? Ne fallait-il pas fouiller ailleurs ?

– Une seule note peut nous ouvrir le passage, affirma le magicien.

Vu du dessus, l’accordéon du riche offrait une dentition singulière, blanche et noire. Le jeune homme pressa chacune des touches, libérant toute une palette de sons. L’ébène du clavier lui rappela peu flatteusement sa dernière carie. Mais quand il appuyait sur une ratiche malade c’était une autre musique, plaintive. A l’oreille le piano semblait encore bien accordé. Hélas, la seule revue de gammes n’eut aucun effet.

– Alors peut-être un air entier, mais lequel ? s’interrogea l’élève en cherchant une partition.

– T’as des notions en classique ?

– Je me débrouille un peu. Plus jeune, j’ai pris des leçons.

– Joue un truc.

Assis sur le tabouret, Yann réfléchit au répertoire. Ses longs doigts, d’abord suspendus au-dessus des touches telles deux araignées figées, tissèrent les premiers accords de la lettre à Élise. Aucune réaction surnaturelle. Le saloon faisait la sourde oreille, à l’image du célèbre compositeur. Le soliste ne se découragea pas pour autant, persuadé d’obtenir un résultat, concerto… ou tard.

Lionel le laissa à ses expérimentations musicales pendant qu’il explorait une autre piste.

Lui croyait la grande glace capable de renvoyer un reflet à son point de départ. Par effet d’aspiration, le modèle pouvait aussi faire partie du voyage. Il passa derrière le comptoir pour mener ses investigations. Nulle goutte d’alcool ne l’aurait détourné du droit chemin. Il faut dire que la Tentation, sûrement après dépôt de bilan, avait débarrassé le dernier verre, la moindre bouteille. Même vide le bar valait encore un clou car au mur, au-dessus de la glace, était accroché un tableau déroutant. Un Buffalo Bill au faciès de lagomorphe, avec chapeau et veste à franges, posait solennellement. Leurs regards se croisèrent. Du moins le visiteur eut la troublante impression que l’autre le scrutait. Sans ses oripeaux, le portrait ressemblait comme deux gouttes de peinture à huile au lapin magicien zozoteur. Sûrement un aïeul, en conclut Lionel qui trouva refuge à la surface du miroir.

Ses grosses mains tâtonnantes y laissèrent leurs empreintes moites, en quête d’un passage secret. Avec un chandail strié, il aurait pu le rayer. Ses ongles aussi, mais il se les rongeait. Une manie dont il était encore plus difficile de se défaire que des menottes au poignet. Ce policier intègre parlait seulement en partie d’expérience, toujours resté du bon côté de la glace sans tain. Quoique ici, ça restait à voir… à voir derrière. Quelqu’un n’était-il pas en train de les surveiller tous les deux depuis l’autre face  ? Leur double pouvait cacher un triple, moins reluisant qu’un Saint Gobain.

Le reflet tout entier du saloon se brouilla.

. Trop de buée pour une seule respiration, tiqua Lionel. La pensée le traversa qu’un esprit malin donnait des sueurs au miroir.

Trois lettres apparurent dans la condensation. OUT. Le fantôme leur montrait la sortie.

– Oh, toto ! Amène-toi ! claironna-t-il.

Son appel se perdit au milieu des notes poussiéreuses de L’homme à l’harmonica. Les mêmes, répétées au piano, que le magicien jouait de mémoire. Nouvelle tentative, un ton plus fort. Yann interrompit sa bande originale pour le rejoindre côté barman.

– Le passage ! jubila-t-il en découvrant l’inscription. Quand je te disais que la musique était le sésame !

– On va en avoir le cœur net tout de suite.

Sept ans de malheur. Ces superstitieuses considérations passaient au dessus du flic déterminé à mettre dans le mille. Une chaise ferait l’affaire.

Observateur, Yann remarqua une escarcelle posée près de la caisse enregistreuse. Ce sachet en cuir d’aspect famélique lui fit repenser à la bourse offerte par les providentiels Milépine avant leur départ. Un pourboire pour la route ? Il en déversa le contenu sur le comptoir. A sa grande surprise, ce fut une pluie de lettres de l’alphabet diverses et variées comme sorties d’un Scrabble.

– Attends ! Attends ! lança-t-il à son binôme avant qu’il n’eut commis l’irréparable.

Les aventuriers de la malle (17)

Dans l’épisode précédent: Naïa la sirène dépose Coline sur une île mystérieuse pourvue d’un phare

Contre vents et marées, ce géant d’albâtre dressé sur un éperon rocheux, tenait le devant de la scène. Non loin sur le rivage, une reproduction lui donnait la réplique, en silence. Qui faisait de l’ombre à l’autre ? D’un certain point de vue, la copie en sable humide surpassait le modèle. Les maçons en culottes courtes, et autre petits Vauban du dimanche pouvaient en prendre du grain.

Coline se revoyait gamine sur la plage, avec sa pelle et son seau, laissant libre court à sa fibre artistique. Les pyramides d’Égypte revues et corrigées. Ses parents l’encourageant poliment dans ses élans avant-gardistes. Une nouvelle vague architecturale bien éphémère, engloutie par d’autres, au retour de la marée.

Il eut été dommage que le phare miniature ici présent, nettement plus abouti, subisse le même sort. Une prouesse, une tour de force haute d’un bon mètre, fidèle à l’original jusqu’au moindre détail. L’arrivante admira l’ouvrage sous tous les angles, éblouie. D’ailleurs il ne devait manquer que la lanterne : coupole arrondie et balcon circulaire coiffaient le sommet dans le respect des proportions d’ensemble. Du vrai travail d’orfèvre. Des mouettes saluaient l’artiste de leurs cris stridents.

– Coliiiine !

Quelqu’un l’appelait depuis les entrailles de la maquette. La voix plaintive, lancinante, traversait les parois aveugles. Aveugles mais pas muettes. Le témoin se gratta les esgourdes, voulant croire à une hallucination auditive. Certains sculpteurs avaient bien la réputation d’être habités par leur œuvre, et vice-versa. Seulement leur tête seule n’aurait jamais pu y rentrer, et dieu sait si certains l’avaient démesurée.

La voix reprit, plus empressée, allongeant toujours les syllabes.

– C’est moi, Lucaaas !

Elle reconnaissait bien son fiancé, ce grand discret capable de se faire tout petit. Mais autant dire que sur ce coup là il s’était surpassé ! Déjà éclaboussée d’irrationnel, Coline resta en arrêt devant cette nouvelle flaque, se demandant si elle devait la contourner sagement ou sauter dedans à pieds joints. C’est impossible, ça ne peut pas être LUI, rejeta-t-elle, cramponnée au garde-fou de la raison. Une folie en soi car ledit parapet perdait ses boulons les uns après les autres. Ne regarde surtout pas en bas, lui dissuada son bon sens. Ce qu’elle fit pourtant à la recherche du petit grain qui pourrait enrayer sa délirante plongée.

Des bases rationnelles vacillantes d’un côté, et de l’autre une construction bâtie sur du sable. Mais du sable tellement dur que l’exploratrice l’aurait cru mélangé à de la chaux. Son trident s’y enfonça à peine, impuissant comme une fourchette devant une chipolata trop cuite. Du solide. La résistance d’un totem où venait se prosterner la marée montante.

– Lucas ? …C’est… toi là dessous ? bafouilla la blondinette en piquant la paroi à divers endroits.

Une chose de sûre, il n’y avait pas de place pour deux. Ni même pour un, tout bien considéré. Les dimensions posaient problème. Surtout la quatrième, se dit l’observatrice en voyant surgir une sorte de sas en bas du sémaphore. Une porte apparue par l’opération du saint Esprit , dont la clé ouvrait peut-être toutes les autres. Une mini clé dans une mini serrure.

– Lucas ? appela-t-elle penchée vers le trou mystérieux.

– Rentre ici, lui intima la voix.

D’autres auraient compris :« rétrécis ». Ce qui revenait au même, in fine. Preuve en est avec ce changement de perspective pour le moins inopiné. En effet, sans comprendre comment, Coline se retrouva subitement à l’intérieur du phare, dans le hall.

Le rez-de-chaussée reconfiguré à son échelle (ou l’inverse?) devait faire dix mètres carrés Devant elle, un escalier en colimaçon se tortillait au milieu de quatre murs couleur beige. Un degré supplémentaire vers l’inouï et combien jusqu’en haut ? L’intruse, depuis le cage, ne pouvait distinguer le sommet de la spirale perdu dans la pénombre. Déjà son stress montait les marches quatre à quatre. Elle n’attendit pas qu’il redescende pour chercher la sortie.

Hélas, le passage secret s’était refermé, pareil à des sables mouvants prompts à effacer leurs méfaits. Si ce n’est qu’ici le sédiment était compact comme du béton. Coline s’y esquinta des ongles préalablement rongés dans le désordre. Appuyée contre la paroi, elle entreprit d’analyser la situation avec tout le sang froid possible.

Ok, donc un mauvais génie la mettait au pied du mur à proprement parler. Qu’à cela ne tienne, si elle ne pouvait pas passer à travers, alors peut-être par en dessous ? Le tapis, humide et onctueux, étouffait le bruit de ses pas. Le silence l’enveloppait tel un linceul. Mais pas question de laisser cet endroit devenir son caveau ! Peu importe où menait le colimaçon (pour être aussi tortueux ça devait être en enfer) la captive se mit en quête d’une alternative. Elle entreprit un travail de fouissage, espérant creuser autre chose que sa sépulture.

Une soudaine odeur déplaisante l’arrêta dans sa tâche. Poisson avarié, déchets oubliées, une seule certitude, ça empestait plus haut que son cul. Coline, le nez sur le qui-vive, en rechercha la source. Un seul chemin menait à l’arôme, en l’occurrence l’escalier où elle entendait des bruits de pas lourds et spongieux.

La jeune femme sentit son cœur monter dans les tours. Pied sur le frein, elle dut admettre qu’une présence nauséabonde hantait ces lieux. Dans le meilleur des cas, ce quelqu’un ou quelque chose était de bonne décomposition. Ou peut-être qu’une personne descendait simplement ses poubelles ?

– Qui est là ?… c’est toi, Lucas, ?

Un grognement bestial lui parvint, assorti aux effluves pestilentiels. Son bien-aimé n’en produisait jamais de tels, même au réveil ! Elle s’en voulut d’avoir cédé à cette voix faussement familière l’appelant par son prénom. Autant regarder l’irréalité en face, ça n’avait jamais été Lucas mais un leurre. Un leurre de la Hammer, cette célèbre fabrique de monstres ? Du cinéma sensoriel avec l’odeur, le son, et prochainement l’image. Les halètements inhumains auguraient une projection non pas en noir et blanc mais en rouge vermeil. Cette perspective sanglante sortit la spectatrice de sa léthargie terrifiée.

Portée par l’adrénaline, elle fit pleuvoir une grêle de horions sur l’un des murs. Pieds et poings décuplés y laissèrent des marques argileuses superficielles. Du sable tombait en mince filet. Il faudrait du temps pour abattre la paroi. A Jéricho les Hébreux avaient mis sept jours, d’après la Bible. Les coups désespérés et les cris remplaçaient les trompettes. Mais qui entendrait ses appels ? Dieu sait où se trouvaient Yann et Lionel en ce moment. Quant à Naïa, elle avait repris le large avec sa baignoire.

Enfin, le gardien du phare arriva au bas des marches. Sa dernière toilette pouvait remonter à la veille comme au Déluge. Difficile à dire. Même propre, un poulpe sentait toujours le poulpe.

Glacée d’effroi, Coline aurait voulu plonger à vingt mille lieues sous l’eau, oubliant que les abysses abritaient une faune tout aussi cauchemardesque. Au plus profond des mers, Naïa lui serait peut-être venue en aide. Mais ici, au sec, mieux valait ne pas trop compter sur une sirène qui devait faire cinquante kilos toute mouillée et avait un intérêt vital à le rester.

A la vue du monstre, l’Humaine réprima un haut-le-cœur, comme en proie au mal de terre. Elle le sentait chez lui dans son élément bien que certains indices trahissaient des origines aquatiques. La créature d’au moins deux mètres avait indéniablement le pied marin. Ses larges palmes assorties à des tentacules fébriles en faisaient un croisement incongru entre un canard et une pieuvre bipède. Quatre yeux rougeâtres, pareils à des cerises gélifiées posé sur un gros tas de gélatine noir, fixaient l’intruse. Cette dernière, autrement plus appétissante se savait au menu. Pour le moment, mis à part ses cheveux sur la tête, rien n’était dressé. Il manquait une fourchette, un couteau, et surtout le trident resté aux portes du phare. Repliée dans un coin de la souricière, Coline cherchait des armes alternatives. Quelques coquillages aux bords coupants ne refroidiraient pas les ardeurs hospitalières d’une pieuvre aux bras grands ouverts. Huit tentacules tâtaient le terrain jusqu’à leur cible.

Le cœur au bord des lèvres, la jeune femme luttait pour garder son sang froid. Si elle avait au moins gardé ses chaussures, elle aurait pu les jeter vers l’importun. Elle tenta de l’éloigner par de grands gestes d’effarouchement. Mais ce qui était efficace avec le chat du voisin entré illicitement sur votre terrain avait moins d’effet sur un octopode.

– Va-t-en ! Allez, ouste !

Bien que terrifiée, notre héroïne en avait encore dans le ventre. La bête immonde un peu moins. Ses entrailles grondaient, du plus profond desquelles monta un son. A mi chemin entre un brame de cervidé et un gargouillement d’évier bouché. Comment cette même « chose » a-t-elle pu me parler tout à l’heure ? La première explication était que sa langue pendue hors de sa gueule élastique en maniait une autre, parmi les plus usitées chez les Humains. Cet invertébré réputé très intelligent pouvait avoir gravi l’escalier de l’évolution, une marche après l’autre. Dans ce caspourquoi est-il redescendu ? se demanda Coline qui tenta un dialogue.

– Bel ouvrage ! C’est du solide, approuva-t-elle en tapotant le mur comme une chef de chantier.

Le compliment laissa complètement indifférent l’occupant, pas tant en quête d’un maître d’œuvre que d’un hors d’œuvre. Si Coline avait été une sauce, elle aurait déjà tourné, en rond dans une pièce bien trop petite pour deux. Une occasion se présenta de filer par l’escalier mais elle y renonça, pressentant une voie sans issue.

Trouve un truc pour l’impressionner !

Une idée lui vint sur le tas. Un petit monticule de sable amoncelé contre le mur, encore un peu humide. La belle modela grossièrement une tour pour en appeler à la fibre artistique du poulpe. Elle espérait que celui-ci n’en fût pas dépourvu.

– Regarde ! Moi aussi je sais faire des châteaux, lui dit-elle, prête à évacuer le chantier si les tentacules devenaient trop entreprenants. 

Gagné ! La bête marqua un arrêt, intriguée par sa démarche architecturale. Du moins l’artiste crut déceler une expression de curiosité dans ses quatre yeux globuleux jusque là insondables. Elle la vit se gratter un menton difficilement localisable au sein de cet amalgame adipeux où bouche et estomac ne faisaient qu’un. Il devait chercher un sens à sa création, un message.

Coline espérait que son talent très relatif en la matière ferait suffisamment illusion pour se voir ouvrir des portes. Si possible la porte de sortie.

– C’est un donjon… T’en as jamais vu, j’suis sûr. Autour je creuse les douves, commenta-t-elle en sillonnant du doigt. Et là, les ouvertures…

Le rendu artistique divisait. Des tentacules enthousiastes applaudirent, d’autres tournèrent un pouce sentencieux vers le sol, quelques unes se croisèrent avec indifférence. Un râle, venu du plus profond des entrailles lovecraftiennes remit tout ce petit monde d’accord. Ce pâté informe n’apportait aucune pierre à l’édifice. En revanche, la sculptrice pouvait apporter un bon repas. Alors pourquoi attendre plus longtemps ?

Deux bras hostiles s’élancèrent vers leur proie. Coline fit un bond de côté. Un autre appendice, qui avait anticipé la manœuvre, agrippa sa jambe droite. Direction un rond-point monstrueux à la gueule béante d’où elle ne ressortirait pas vivante. La place de l’Étoile en version octopode. Traînée sur le sable, elle se saisit au vol d’un coquillage dont elle planta l’arête dans la chair visqueuse avec toute la sauvagerie du désespoir. L’étreinte se desserra. Libérée mais pas délivrée, la récalcitrante rampa sur les fesses pour s’adosser contre une paroi. Mais ici ou ailleurs, la « Chose » en ferait son repas.

La situation était sans appel, même au secours. Nul ne pouvait échapper à cette estomac sur pattes. Sauf un miracle, la prochaine charge serait la bonne.

Dehors il devait faire encore grand soleil. A l’intérieur, une obscurité organique.

Dans une sorte de terreur résignée, Coline, repensa à tout ce qu’elle aurait pu construire. Un foyer aux bases encore plus solides que cette tour de sable. Son dernier espoir était qu’un tsunami grille la politesse au monstre. L’océan vorace l’engloutirait et toute cette construction avec elle. Comme portée par Neptune, le petit poisson se releva d’un bond pour défier le prédateur.

– Tiens, si je pouvais, voilà ce que j’en ferais de ton repaire !

Et d’écraser du pied son donjon miniature.

Alors ce fut comme si une démente avait passé ses nerfs en belote sur un château de cartes. Le chaos. Tout l’édifice se mit en mode vibreur. Des fissures anarchiques cisaillèrent les murs, pareilles à des éclairs promettant le déluge. La suite montra que c’étaient des annonces en l’air. D’abord juste un saupoudrage de grains, ensuite le sablier, sans doute pressé d’en finir, précipita au sol d’énormes blocs. Le poulpe, bien connu pour ses facultés d’adaptation, ouvrit ses tentacules en parapluie. Ouvrir un pépin à l’intérieur porte malheur, dit-on.

La bestiole n’était pas superstitieuse. Coline non plus, d’autant moins que le toit du phare vivait ses derniers instants. Et elle aussi, dans sa grande conviction.

L’escalier en colimaçon s’effondra. Puis toute la structure suivit le mouvement.

***

Une autruche tout ébouriffée sortit la tête du sable. Ou fallait-il voir une trépassée rappelée à la vie après l’ultime pelletée ? Une plagiste ensevelie, incommodée par des petites bêtes ? Ses yeux hagards et terrifiés cherchaient plutôt la très grosse dans les ruines d’un cauchemar collé à la peau. Elle déblaya ses jambes avec la fébrilité d’un chien secouriste. Après état des lieux anatomique, le compte y était. La suite dirait si, une fois à l’air libre, la pieuvre numéroterait aussi ses abattis. Huit appendices selon le dernier inventaire, toutes dévolues à la reconstruction d’un phare aux décombres insignifiants. Au mieux il restait matière pour quelques pâtés de sable. Le colosse, en s’effondrant, avait retrouvé son échelle d’origine, ainsi que sa prisonnière. Par voie de conséquence la taille du monstre avoir été réajustée dans les mêmes proportions. Peu importe le résultat, Coline voulait se trouver loin, le plus loin possible au premier frémissement du sable. Au moins à l’abri dans le phare, le vrai où, espérait-elle, nulle abomination tentaculaire ne l’attendait au tournant d’escalier.

Les vagues éternelles roulaient genèse, chacune y allant de son offrande d’écume. La rescapée s’y plongea corps perdu pour se nettoyer. L’eau était tiède.

.

.

Les aventuriers de la malle (16)

dans l’épisode précédent: Coline se retrouve séparée du groupe, aspirée par un vortex. Elle est sauvée de la noyade par une sirène qui passait par là avec sa baignoire. Une sirène attentive à son hygiène, vous l’aurez compris.

– Toute cette immensité, parfois ça me file le cafard, confessa la sirène. Alors cette plage d’intimité m’aide à me recentrer sur moi-même. A me poser les vraies questions, tu vois ? Qui suis-je vraiment ? Ou vais-je ? Mais je m’assoupis toujours avant de trouver la réponse.

Philosophe et navigatrice capable de voguer les yeux fermés. Un vrai poisson dans l’eau adepte du sommeil en apnée. Qui, du vent inexistant ou de la sirène immergée jusqu’à la tête, retiendrait le plus longtemps son souffle ? Trouvant le moment mal choisi pour une compétition, Coline siffla la fin du jeu en envoyant des vaguelettes.

. – Hé ho, réveille-toi !

Une bouille refit surface, aux yeux bleus limpides pareils à des gouttes non pas tombées du ciel, mais c’était tout comme. Si ce n’est qu’elles ne s’évaporaient pas au soleil déjà haut. Coline voulait y voir deux perles de rosée perpétuelle, signes de bénédiction.

– Il faut que je rejoigne la côte. Tu veux bien m’y conduire, dis ?

Le bain était tiède. Peu importe, dans le cas présent, on ne serait pas allé plus vite avec ou sans vapeur. Encore fallait-il s’entendre sur le cap. Bientôt aussi propre qu’un nom dans l’annuaire, la savonneuse des abysses se tortilla de tous les côtés, l’air de chercher sa serviette. Puis désignant l’horizon derrière elle :

– Là-bas, il y a une île.

Sa voisine ne la distinguait pas malgré ses lunettes.

– Déserte ?

Auquel cas, il n’y avait nulle part où sonner et partout où robinsonner.

– La dernière fois que je m’en suis approchée, c’était allumé.

– Et c’est loin ?

– En poussant bien, on peut y arriver avant la nuit.

Il n’était plus temps de mouiller l’encre mais la chemise. Et qu’importe si aucune de ces demoiselles n’en portait. Ni une ni deux, la plus aquatique des deux se jeta à l’eau.

Une soudaine accélération plaqua Coline contre la paroi d’émail. Tout aussi surpris, les flots blanchirent au passage de la baignoire soudain muée en hors-bord. L’occupante laissait à d’autres le calcul des nœuds, seulement apte à les démêler avec un bon shampoing. En se retournant vers la poupe, cramponnée au rebord, elle découvrit un nouveau moteur hybride, mi femme-mi poisson.

La sirène donnait l’impulsion à la force conjuguée de ses bras et de son appendice caudal qui brassait fébrilement l’écume. Autant dire qu’elle en avait encore sous la nageoire. Sa vis-à vis, aussi impressionnée fut-elle, la voyait cependant mal tenir la distance.

– Tu vas pas attraper une crampe ?

– Penses-tu, j’ai l’habitude !

L’une poussait le drôle d’objet flottant et l’autre les présentations pour une meilleure connaissance mutuelle. La dévouée autochtone se prêta au jeu sans tortiller, si ce n’est en ondulant sensuellement de l’appendice. Elle s’appelait Naiä. Fille cadette du souverain triton Barbalgue, excusez du peu. Une princesse aux journées moins remplies que sa baignoire. La vie au palais, aussi mirifique fut-il, ne la comblait pas. Alors, à la première occasion, n’en déplaise au maître de céans, la belle désœuvrée prenait la clé de l’océan. Elle s’en allait loin parfois, même au-delà des confins du royaume. La colère paternelle, bien qu’homérique, lui glissait dessus comme l’eau sur ses écailles.

– Ta disparition va encore faire des vagues, s’inquiéta Coline.

Voire un tsunami, à la mesure d’un père prêt à remuer ciel et mer pour retrouver sa progéniture.

– Popof est au courant mais m’a promis de tenir sa langue.

Contre la promesse de la mélanger à la sienne dans un baiser enflammé, une fois revenue.

– Bah, je lui dirai que j’ai la migraine, esquiva Naiä.

En d’autres termes, la soupe de salive resterait sur le feu.

– C’est ton amoureux ?

– A sens unique. Il a mis le cap sur moi avec bonne espérance ! Seulement, il pourrait m’offrir le poisson-lune, je ne l’accueillerais pas en escale… Bien que ce soit un gentil triton. Et toi alors, ton prince, comment il est ?

La fiancée réfléchit par quel bout commencer. Le pied gauche, si elle devait le dépeindre au réveil. A croire Lucas, certains matins, les objets se liguaient contre lui. Ici une commode sournoise lui faisait un croc-en-jambe ; là, le flacon du gel douche, pas complètement vide, avait la goutte récalcitrante. Dans la cuisine, le café et le sucre l’attendaient au tournant. Parfois ils se cachaient, les fourbes. La vérité c’est que le matin, l’embrumé n’avait pas les yeux en face des trous. Le réglage pouvait prendre temps, parfois la journée entière.

S’il fallait recenser ses défauts, Coline aurait collé la liste au frigo, ne serait-ce que pour ses goûts alimentaires discutables. Côté caractère, un homme rêveur, peu sûr de lui, souvent indécis, réservé en public… à la plus extra des femmes, se plaisait-il à dire. Ses qualités notables équilibraient la balance. Attentionné, patient, diplomate, et un sens de l’humour bien à lui.

Son visage, éloquent, pouvait parler sans mot dire. Pour preuve les guillemets aux coins de sa bouche, ouverts même pendant les silences. Ces rides d’expression lui conféraient un certain charme, comme son nez un peu fort.

La jeune femme passa sous silence les détails trop personnels. Il était question d’aborder la côte, pas la vie intime. Elle dressa le portrait de Lucas sous son meilleur jour, chargeant quelque peu la barque. Après tout, sa bonne fée des profondeurs n’irait jamais vérifier.

– Il est chanceux ton prince, commenta cette dernière apparemment conquise.

– Toi aussi tu trouveras chaussure à ton… Euh, j’veux dire un chéri. Quand on voit ta beauté.

– Oh, tu sais, mon truc à moi c’est plutôt les filles.

Changement d’orientation. Sur ce plan là, chacun son gouvernail. Troublée, l’Humaine interpréta cet aveu comme un appel du pied… ou plutôt de la nageoire. Naiä n’avait-elle pas dans l’intention de l’emmener vers l’autre bord ? Sans même parler de celui de la baignoire, sur lequel elle se trouvait maintenant accoudée, lascive, en lui faisant des yeux de Chimène.

– C’est vrai que tu me trouves jolie ?

L’auteur du compliment n’y voyait nulle arrière-pensée. Mais gare au terrain glissant, d’autant qu’en la matière il n’existait aucun tapis antidérapant. Un malentendu et cette fausse ingénue, au sourire de femme-enfant pouvait l’envoyer par le fond, sans retour possible. La façon dont elle l’avait hissé au sec (même si dans une pataugeoire ça restait à nuancer) démontrait assez bien sa force. Coline mit les choses au point en tâchant de se montrer pareille à la terre espérée, c’est à dire ferme.

– Oui, très. Seulement on en restera là, ça vaut mieux.

Sa voix tremblotante ne faisait pas illusion. Son corps nu tout frissonnant d’humidité n’en menait guère plus large. Si Naïa devait la frictionner, son petit doigt fripé lui disait qu’elle y mettrait du cœur. Trop, sans doute. La nymphette, toujours appuyée au rebord, la regardait avec les yeux alléchés d’un client attendant sa consommation.

– On est un peu différentes toi et moi, admit cette dernière. Mais est-ce que fait une différence dans le fond?

– Oui, abyssale !… On finit le voyage, dis ? Ton père va s’inquiéter.

La juvénile créature balaya ces considérations familiales d’une moue presque méprisante.

– Oh, celui là… S’il pouvait, il me garderait dans un bocal !… Allez, en route.

La timonière remit en branle l’embarcation. Coline ressentit une profonde admiration pour cet électron libre qui ne voulait pas rentrer dans le rang ou le moule. Bretonne d’affection elle ne goûtait qu’aux moules marinières. Plage de sable fin ou côte à récifs remplis de bigorneaux, il lui tardait d’arriver à destination.

En attendant, sa guide évoqua la société sous-marine.

Entre deux batifolages, les tritons aimaient pratiquer le rodéo d’hippocampes. Rares étaient ceux capables de dompter la bête, ici grande comme un pur-sang et encore plus fougueux. La plupart de ses cavaliers finissaient éjectés d’un violent coup de rein.

Autre activité masculine, la pêche. Souvent les plus inexpérimentés se cassaient les dents, voire le trident. Naïa ne mangeait pas de poisson. Elle suivait un régime végétalien essentiellement à base d’algue. Piscivore, sa grande famille avait mis cette singularité alimentaire sur le compte d’une crise d’adolescence, voire d’une arête restée coincée qui s’en irait avec le temps. Celui ci n’avait rien fait à l’affaire, creusant un peu plus un fossé avec les siens, déjà béant. .

Coline, soucieuse de ne pas descendre dans son estime, garda secret son amour du poisson en cours bouillon. Tout juste lui apprit-elle que dans son monde aussi, les plus gros mangeaient les petits. Surpêche, surconsommation, surpoids, un seul et même préfixe plus lourd qu’un porte-conteneur. Selon elle, chacun pouvait lâcher du lest en recyclant par exemple ses vêtements au lieu de les jeter. La première concernée, malgré des efforts louables, manquait parfois de vigilance. Pour preuve sa robe et sa petite lingerie offertes en offrande à la mer. Étendues sur le rebord de la baignoire et, la minute après, disparues à jamais.

– Oh non, mes fringues ! J’ai plus rien à me mettre maintenant.

– T’es bien mieux ainsi. Si tu veux, j’ai des coquillages vides très seyants.

La nouvelle Vénus déclina cette offre exotique, voyant déjà le tableau. Une œuvre à l’état brut, sans retouche, d’une beauté sincère. Une peinture à l’eau, vernie dans un sens. Car jusque là elle avait échappé au panier de crabes et aux grands requins friands de chair fraîche et corvéable. Il est vrai qu’en la matière le genre humain était maître étalon.

– Ben dis donc, ça fait pas rêver ton monde ! réagit l’indigène, après que sa voisine lui eut juste entrouvert le sombre rideau. Tu veux vraiment y retourner ?

– Oui, il le faut.

– Ok, c’est toi qui voit.

D’autant mieux par temps dégagé. Un vent festif avait dispersé les nuages et des confettis insulaires ici et là. Un horizon se profila, d’abord incomplet, tout en pointillés. Progressivement l’équipage discerna les contours d’une île, dérisoire caillou oublié au milieu des flots. A son extrémité ouest, un phare surveillait les moutons d’écume, peu nombreux en cette météo calme. Si tant est qu’il y avait une vigie pour veiller au grain. La plage, blottie entre le sémaphore et des rochers opposés ne devait en donner à moudre qu’aux bâtisseurs de sable. Tout le monde pouvait étendre sa serviette ou son exploration au-delà de la lisière forestière juste derrière.

Au dernier recensement effectué, l’île comptait un seul feu bien visible du large. Or, Coline craignait de s’y brûler, même en plein jour. Car selon toute probabilité, la vue d’une jeune femme nue ferait tourner la tête du gardien, plus vite que sa lanterne. Cette considération lui glaça le sang.

Naïa, pour sa part, ne répondait de rien une fois sur la terre ferme. Elle stoppa la baignoire en bordure du rivage.

– Tu vas devoir nager. Je vais m’échouer si je continue.

Un dernier effort à fournir. Heureusement, Coline en avait encore sous le pied, sans savoir la profondeur exacte. Ni une ni deux, après une bonne inspiration, elle plongea dans le grand bain. L’eau était plus fraîche, ourlée de vaguelettes mousseuses. Des petits plis à l’épreuve du fer solaire réglé sur thermostat chaud. Un vent tiède la poussait vers la côte. Mais au cas où celui ci devait mal tourner dès son arrivée, la sirène voulut joindre l’outil au désagréable.

– Tiens, dit-elle en lui tendant un trident. Ça te sera utile.

– C’est pour pêcher ?

– Non, se défendre.

Une variante du coup de la fourchette en plus radical. Plus encombrant aussi. Désordonnée dans ses mouvements, la nageuse sentit soudain une autre pointe, de fatigue celle-ci, la tirailler. Avec une seule main libre, chaque mètre en natation comptait double. La panique commença à lui faire boire la tasse à petites gorgées. Ballottée au gré du courant, elle ne savait plus bien si la frange sablonneuse se rapprochait ou s’éloignait. Sa bouche s’ouvrit pour appeler à l’aide. L’as des trois pics, son meilleur atout, l’agrippa par la taille et la ramena là où elle avait pied.

8

La mer léchait insatiablement le sable à grands coups de langue saliveux. Une plage en apparence abandonnée, sans collier ne serait-ce même qu’à fleurs. Déserte, vraiment ? Le phare posait question bien que l’arrivante voyait plutôt un grand point d’exclamation dressé face à l’horizon bleuté. Une empreinte monumentale, éternelle, aux contraire des siennes, fugaces, laissées par ses pieds nus dans la vase humide. Les vagues joueuses, infatigables, après l’avoir un peu chahuté lui caressaient gentiment les chevilles. Coline leur pardonnait comme à des enfants trop plein de vie. Elle même ne s’était jamais sentie aussi vivante, bien que chancelante, encore tout étourdie de senteurs iodées, saoulée d’embruns capiteux.

Pareille à une longue étendue de semoule, la plage, faisait saliver l’océan sur les bords. Éreintée, affamée, la nouvelle insulaire cherchait autre chose à se mettre sous la dent, qui fût plus comestible. Or, Naïa, sa bonne samaritaine avait justement effectué son marché.

– Attends ! l’interpella l’ondine tantôt chevauchant une crête écumeuse, tantôt dans le creux. Ton repas !

Elle tenait un bouquet d’algues. Un mets diététique, susceptible de couvrir les besoins en protéines d’un Humain et à l’occasion ses parties intimes, Jean Claude Dusse en conviendrait. Mais la première intéressée trouvait le menu un peu trop frugal.

– Tu n’as rien de plus consistant ? cria-t-elle, en tapotant son ventre pour mieux se faire comprendre.

La sirène plongea façon cachalot, sa nageoire caudale à la verticale, et reparut un instant après les mains pleines de coquilles. Sa jeune protégée crut reconnaître des huîtres luisantes. Ce régal en perspective lui redonna non pas exactement des ailes mais des palmes. Dégustation sur place, voire à emporter au Paradis en cas d’intoxication. Confiante, elle goba les mollusques sans trouver plus belle perle qu’en la personne de Naïa qui les ouvrait chacune d’un seul coup de dent et les portait à sa bouche. Une demi douzaine d’huîtres avec en prime la surprise du chef : un baiser sur les lèvres. Ce contact fugace retourna la terrienne à telle enseigne qu’elle manqua de partir par le fond.

– Je dois filer, dit la sirène. Mon père va mettre l’océan sans dessus dessous si je suis pas rentrée avant la nuit.

– Merci infiniment!

– Heureuse de t’avoir connue. Je repasserai dans trois lunes pour voir si tu es toujours là.

Sa bonne étoile (de mer) nagea à reculons pendant quelques instants, semblant faire corps avec les flots paisibles. Elle lui envoya un dernier bécot du bout des doigts puis s’en alla rejoindre sa baignoire qui dérivait au large.

Coline regagna la terre ferme. Le repas, aussi roboratif fut-il, l’avait laissé sur sa faim. Oui, contre toute attente, elle en aurait redemandé. Le baiser reçu lui restait en bouche, plus charnu et enivrant qu’un vin blanc. La chair est faible mais l’esprit fort. Elle gardait Lucas dans la peau pendant qu’en surface, le soleil faisait déjà son œuvre, y apposant sa patine. Sable et sel marin s’y disputaient chaque parcelle. Sur la plage, en revanche, pas besoin de jouer des coudes. Quelque part son rêve d’île déserte se réalisait, à deux-trois détails près. Dans le scénario, son fiancé la frictionnait avec une serviette. Or elle n’avait rien pour se sécher et surtout, elle était seule.

Seule sur un oasis de sable et de forêt luxuriante dont un coup de trident avait peut-être fait jaillir les sources. En attendant de mettre son harpon à l’épreuve divine, elle s’en servait comme d’un bâton, toute courbaturée. Elle fouilla une dernière fois des yeux l’immensité azurée Naia avait disparu, sa baignoire aussi.

La Robinsonne marcha en direction du phare.

Les aventuriers de la malle (15)

Dans l’épisode précédent: arrivé à Goldencity, notre trio d’aventuriers essuie une attaque dont il réchappe tant bien que mal grâce à un cocktail très spécial. Il cherche refuge dans un saloon.

Le trio traça donc son chemin selon une diagonale digne de nom. Les clients du saloon, si tant est qu’un jour l’alcool y avait coulé en débit du bon sens, auraient certainement fait moins honneur à la géométrie, après quelques verres bien corsés. Enivrée d’irrationnel, la raison chancelait mais tenait encore debout. Les corps aussi, du reste, bien que mis à rude épreuve. Peut-être ces derniers trouveraient-ils quelques remontants spiritueux derrière le comptoir ?

S’ils étaient toujours là, Placide et Pépère n’auraient pas dérogé à leur sobriété animale. Comme eux, Coline but dans l’abreuvoir, non sans se demander si l’eau avait été traitée. Mieux que nous par ce démon, espérait-elle entre deux gorgées. Sa toux battit progressivement en retraite, défaite par l’irrésistible flotte. Si le fond aqueux apparaissait plutôt incolore, il n’en allait pas autant de ses yeux rougis. Elle se les rinça avec vigueur.

Lionel, pour sa part, gardait les siens bien ouverts, à l’affût du prochain coup de tonnerre divin. Il fouillait le ciel, pressentant un retour imminent du taulier au bras long.

Yann partageait son appréhension, pressé de s’abriter dans le saloon. Mais la suite démentit l’adage approximatif selon lequel l’avenir appartient à ceux qui ont les ventaux. Ceux de la porte à claire-voie s’ouvrirent d’abord comme des bras accueillants. Une belle surprise suivie d’une autre, à tomber par terre. Et pour cause, le retour de battant laissa l’indésirable proprement sur le cul.

Parfois un simple vent contraire peut jouer les videurs. Mais l’éjecté, une fois avoir repris ses esprits, dut dédouaner Éole qui n’était pas dans ce coup là. Un sacré coup d’ailleurs.

– Yann ! Tu n’as rien ? s’enquit Coline en se précipitant vers lui.

Ah, quelle humiliation pour notre Escamoteur, hier encore sous les feux de la rampe, et maintenant le derrière tout poussiéreux ! Certes, bien des lourdes s’étaient fermées devant lui, surtout à ses débuts artistiques, mais jamais avec une telle violence. Et à cette autre différence près qu’il y avait toujours quelqu’un derrière, ne serait-ce qu’un sous-fifre en charge de la sale besogne. Or, là, personne.

– Oui, je crois, répondit-il en mode automatique, hypnotisé par le va-et-vient frénétique des battants.

Une force occulte, coincée dans les années 80, semblait passer ses nerfs sur un flipper. Si la bille ne faisait pas le moine, les vantaux non plus, pareils à des batteurs appelés aussi « doigts de flipper » claquant sans discontinuer. Leur force de frappe frôlait allégrement le hors-jeu. Des sons électroniques, variations du « tilt une fois dans l’ouest », montaient du fond du saloon.

Le magicien savait que ses adversaires jouaient selon leurs propres règles mais là, à ses yeux, leur fourberie dépassait les bornes d’arcade ! Les siennes d’arcades sourcilières étaient heureusement intactes, ce qui n’était pas le cas de son tarin en première ligne. Coline, observatrice, vit rouge avant lui.

– Ton nez ! Tu saignes.

Il passa une main sur l’appendice martyrisé et regarda ses doigts se colorer.

– Un peu d’eau devrait nettoyer ça, le rassura sa bonne samaritaine en trempant un mouchoir dans l’auge en bois.

Elle vit son reflet frémir à la surface. Une peur instinctive, connectée aux ondes concentriques en propagation, lui liquéfia aussitôt les entrailles. Son fluide vital se trouva comme aspiré, englouti avant même l’ouverture du vortex au fond de l’abreuvoir. Une lueur verte éclairait le siphon, en quête d’une échappatoire. Peine perdue et pour cause, car la matière s’additionne mais ne peut se soustraire à un trou noir liquide. Pas même la lumière. Coline regarda l’eau s’enrouler autour de l’œil cyclonique en emportant au passage son reflet.

Son centre d’alerte prononça l’ordre d’évacuer en urgence, mais trop tard. La jeune femme fut happée inéluctablement.

Mille et une sensations tourbillonnèrent dans sa tête devenue un lave-linge dont elle ne maîtrisait pas le cycle. Quelques interrogations tapèrent aussi au hublot, entre panique et espoir.

L’espoir d’arriver à destination sans encombres, peu importe le comité d’accueil à l’autre bout. Et aussi l’angoisse de vivre le même sort que sa bague d’amour tombée un soir au fond d’un siphon de lavabo. Il avait fallu dévisser la tuyauterie, un sacré boulot annulaire de rien ! Consciente des difficultés pour trouver un plombier dans une dimension parallèle, a fortiori le week-end, l’aspirée-involontaire serra les fesses.

Tête la première, elle enchaîna un nombre incalculable de spirales. Sa respiration, oubliée plusieurs secondes au sommet du toboggan, se rappela à son mauvais souvenir. L’eau entra dans sa bouche ouverte, pressée d’arroser la fin de l’apnée.

Boire la tasse ne donne jamais envie d’en recommander une deuxième, peu importe qui régale. Ça y est, je vais me noyer ! D’un instant à l’autre la Faucheuse lèverait son verre au lieu du petit doigt, contrairement au maître-nageur. Hélas, aucun sauveteur gaulé comme celui à l’Aqualand, que Lucas avait surnommé un peu par jalousie Charlie Abdos, ne viendrait la secourir.

Au moment où elle se voyait sombrer à jamais, un courant ascensionnel la propulsa vers la lumière.

7

La buée s’accrochait à ses lunettes. Coline, moins chanceuse, ne trouvait rien où se cramponner. Tant bien que mal elle gardait la tête hors des flots, son champ de vision réduit à celui d’un nouveau-né. Des formes mouvantes aux reflets azurés dansaient sur ses verres. Renaissance ou non, une chose était sûre, elle ne baignait pas dans le liquide amniotique. Le sel avalé à ses dépens la faisait plutôt pencher pour l’eau de mer.

Quel fil conducteur entre un abreuvoir et le milieu marin ? Même ses rêves les plus échevelés soignaient mieux les transitions ! Du moins ceux dont elle se souvenait, les bons comme les mauvais qui la réveillaient parfois en nage. Quoique jamais mouillée à ce point. Aux moments oniriques les plus critiques, Lucas la ramenait toujours sur le rivage. Mais cette fois, il lui fallait se secouer toute seule.

Ou sombrer.

Non ! N’en déplaisent aux profondeurs, elle ne leur claquerait pas l’abysse.

Comment savoir, avec des binocles obstrués, si ses compagnons n’avaient pas suivi le mouvement et refait surface quelque part tout près ? Ou à mille lieues d’ici ? Elle cria leurs noms dont les syllabes se perdirent un peu plus loin au creux des vagues. Seule, dans de beaux draps ondulants bien trop grands pour elle, la naufragée repensa à son lit. Aussi loin que le sommeil pouvait l’emporter, celui-ci la ramenait toujours près du bord, quand ce n’était pas Lucas. Lui aussi prenait parfois toute la place. Elle pria sa bonne étoile pour qu’il en fut encore de même, ballottée au gré du courant.

Peu à peu l’eau lui sembla devenir plus froide. Hi hi ! tu t’éloignes, ricana une petite voix enfantine adepte du cache-cache à l’eau. Ou peut-être était-ce juste son imagination qui lui jouait des tours ? Ses neurones fébriles allaient tout donner jusqu’à extinction des feux, comme l’orchestre du Titanic. D’ici là qu’allait-il se passer ?

Tôt ou tard, mes membres vont s’engourdir…. Combien de temps un être humain en moyenne peut-il barboter en pleine mer ? Dans une eau tempérée, peut-être une heure ou deux tout au plus.

A choisir, mieux valait voir encore ses dernières forces entamées plutôt qu’un bras ou un jambe par un requin. Coline ne distinguait pas le danger, ni pouvait le sentir. Ses narines étaient en nombre insuffisants pour traiter toutes les odeurs montées des fonds marins. Dieu soit l’ouïe, elle pouvait compter sur ses oreilles. Du moins en partie, car là aussi sa palette auditive ne couvrait qu’une infime partie des nuances sonores noyées dans le roulement des vagues. Le sifflement des embruns, le clapotis d’un poisson. Soudain, les pulsations cardiaques d’un squale en approche. Non, fausse alerte ! C’était sa propre respiration frénétique.

Sauver sa peau à tout prix

Mais pas au point de vouloir tomber de Charybde en Sylla. Si elle était revenue chez « mer patrie » un autre prédateur devait en sillonner la surface, guidé par un insatiable appétit.

Sur ces considérations la nageuse chercha en urgence une alternative aux trois options suivantes : finir noyée, déchiquetée, ou violée au fond d’une cale par des contrebandiers. Avec un peu de chance, un bateau de garde-côtes ou d’une ONG la trouverait en premier. Mais cet espoir reflua presqu’aussitôt, pareil à la marée, ne laissant tout au plus une écume d’illusions.

Tu peux hurler, te débattre tant que tu veux, il n’y a personne : pas un poisson-chat.

Puisse-je ne pas être du goût de l’océan et me faire vite recracher !

Elle se vit transformée en petite salée sans lentilles aux côtés des fruits de mer. Sauf si un courant contraire la poussait au bord de l’assiette. Deux influences opposées se disputaient sa personne, entre survie chevillée au corps et la résignation qui lui appuyait la tête sous l’eau. Or, contre toute attente, une troisième force s’invita dans la lutte et l’emporta haut la main.

La femme se sentit soudain arrachée aux vagues puis jetée à bord d’une embarcation. Fourbue, plus rincée qu’une salade de restaurant, elle devrait encore patienter avant l’essorage. En effet, un indice tendait à penser que la chaloupe ne prenait pas seulement des naufragés, mais aussi la flotte. Immergée jusqu’aux épaules, une fois assise sur le plancher, Coline se posa la question de l’étanchéité. Etait-ce le fait d’une avarie, ce vilain défaut ?

Le bateau providentiel, loin de voguer à vide, aussi plein qu’une bassine, transportait un monde flou. Adossée contre un rebord lisse et froid comme de l’émail, notre sauvée des eaux essuya ses lunettes. Une fois avoir ôté la buée des anges, elle en distingua un d’ange, juste en face, qui lui souriait.

Une très belle jeune fille pourvue d’une longue chevelure verte, dos à la proue, se le frottait avec une longue brosse. C’était une navigatrice en solitaire sans matelot ni mousse, exception faite de la dentelle d’écume brodée sous ses seins. A l’évidence, un équipage n’aurait jamais pu tenir au complet entier dans sa baignoire aussi spacieuse fut-elle.

Coline passa une main sur la coque de l’ovni flottant. L’absence d’aspérités devait décourager bien des moules. L’horizon, en revanche, ne se laissait pas arrêter, liquide à perte de vue. L’observatrice prit progressivement toute la mesure du tableau. Si elle avait cru qu’un jour un robinet fuirait aussi loin… Autre surprise, cette fois sur un plan anatomique, sa bonne étoile de mer n’avait pas le pied marin. Du moins une nageoire caudale au milieu des bulles faisait en douter.

Ok, arrêt sur image. Je me trouveà bord d’une baignoire au milieu des flots, flanquée d’une sirène. Rien de plus normal.

– Une veine que ma salle d’eau offre une vue dégagé, hein ? Autrement, je ne t’aurais jamais repérée.

La repêchée dans sa robe trempée revenait de loin sans en revenir, bouche bée comme une carpe un jour ferré. Toujours pas sortie du bain, ni de l’enfance au demeurant, sa fée providentielle l’aspergea avec sa queue d’écailles bleu saphir. En prime, Coline se trouva tout éclaboussée de son rire, doux et espiègle.

– Merci infiniment, exprima cette dernière en essuyant une nouvelle fois ses lunettes.

Une paire à toute épreuve. Elle en pensait autant du trio jusqu’à leur séparation par la force des éléments. Le maillon détaché scruta l’immensité mouvante, appuyée au bastingage. Son regard roula le long des vagues couleur ardoise, en quête d’un hypothétique SOS écrit à la crête.

– Je recherche mes amis.

– Je n’ai vu que toi. A mon avis, ils ont dû couler.

Coline savait la mer redoutable magicienne, capable d’escamoter les plus grands bateaux, avec ou sans double fond. Sa mise en scène faisait souvent un tabac, voire, par gros temps, un coup de tabac dont ses dérisoires adversaires payaient parfois le prix fort.

Heureusement le ciel, si prompt à se mettre en colère, n’était pas remonté. Les deux absents non plus, à la surface, d’aussi loin que leur amie pouvait voir depuis son poste d’observation. Dans la meilleure des hypothèses, Yann et Lionel chantaient sa disparition par un : « ce n’est qu’un abreuvoir ma sœur ! ». Le siphon dimensionnel avait pu se refermer devant eux, les bloquant à Goldencity.

Ou scénario du pire : la noyade.

Quel que fût leur sort, la suite du voyage risquait de s’écrire sans eux à l’encre marine. Pour le moment, juste des bribes illisibles, diluées dans les larmes d’une étrangère à bout de forces et de nerfs.

– Ben, pleure pas comme ça, tu vas tout faire déborder !

Désolée. J’ai connu des journées remplies mais là, cest le trop-plein d’émotion.

– Justement, si vous pouviez vider votre baignoire ?

– D’accord, une fois avoir fini ma toilette, promit la sirène, déjà rendue aux aisselles. Je me lave à l’eau de pluie. Or, je ne sais jamais quand sera la prochaine averse.

D’ici là son hôte, la goutte au nez, était bien partie pour gagner la route du rhume.

– Et les robinets, alors ? demanda cette dernière, désignant les poignées chromées.

– Ah, ces trucs  ? Il est censé se passer un truc quand on les tripote ? Peu importe, le ciel me fait couler le meilleur des bains. Une fois dedans, je ne veux plus en sortir.

A contrario, retenir une salve d’éternuements participait de l’exploit. Coline ne l’inscrirait pas aujourd’hui à son palmarès.

– Sans écailles étanches, on attrape du mal, commenta sa bienfaitrice. Mets les à sécher sur le rebord.

Un conseil de bon sens, vu que ses vêtements étaient vraiment à tordre et à travers. Après tout ce n’était pas tous les jours qu’une inconnue mi-femme mi poisson vous offrait l’hospitalité de sa baignoire. Heureusement, se dit son invitée en déboutonnant sa robe. Sécherait-elle vite ? Bien maline est celle qui le saura. Elle l’essora. L’humaine retira ensuite ses sous-vêtements pour les mettre à étendre. Le souffle du large souleva sa tignasse salée, et son anatomie la curiosité de sa voisine aquatique.

– C’est drôle, observa cette dernière. Tes cheveux du bas frisent, mais pas ceux du haut.

– Des cheveux ? sourcilla Coline avant de descendre à l’origine du monde, tout du moins la sienne, agrémentée d’un délicieux jardin anglais privatif.

La terminologie employée lui redonna le sourire et empourpra son visage.

– Ah, chez nous ça s’appelle autrement ! rit la nouvelle Eve en recroquevillant ses jambes pâles.

La nageoire de la sirène prenait une place non négligeable dans cette coque adaptée aux bipèdes, mais il fallait s’en accommoder. La terrienne, à son tour, détailla sa singulière compagne de pied en cap. Ses longues et belles boucles verts bougeaient au vent comme des algues, en rythme. Coline se plut à penser que leurs racines buvaient à même la source de ses grands yeux bleus mutins. Sa bouche offrait un certain confort, capitonnée de coussins roses bien ourlés. Quel âge pouvait-elle avoir ? A vu d’œil,je dirais une quinzaine d’années. Mais les profondeurs océaniques brouillent peut-être le temps.

Deux coquillages nacrés couvraient sa menue poitrine, supposés abriter quelques perles.

– Comment t’es tu retrouvé ici, aussi loin des tiens ? s’enquit la naïade décidée à poser les questions d’abord, la savonnette ensuite.

– Disons que mon fiancé s’est fait la malle. On était trois à avoir suivi le mouvement, quand soudain un autre courant m’a happé, résuma l’autre, rompue aux raccourcis y compris dimensionnels. Et toi ? Tu t’isoles souvent pour te laver ?

La coquette créature revendiqua, le menton altier, son droit à l’intimité. Selon elle la mer regorgeait de trésors enfouis dont ce cocon délassant trouvé dans un bateau échoué. Ses explorations n’étaient pas vues d’un bon œil par ses sœurs chaperonnes, incapables de mettre la bride à l’hybride.

– Toute cette immensité, parfois ça me file le cafard, confessa la sirène. Alors cette plage d’intimité m’aide à me recentrer sur moi-même. A me poser les vraies questions, tu vois ? Qui suis-je ? Ou vais-je ? Mais je m’assoupis toujours avant de trouver la réponse.

(à suivre)

Les aventuriers de la malle (14)

Mes publications sur le site sont de plus en plus espacées, aussi j’espère que vous ne m’en tiendrez pas rigueur. Il faut dire que je suis assez occupé, notamment par la sortie imminente sur MybookEdition du tome 2 des Passagers des Etoiles et la réédition du tome 1 qui devrait intervenir à la fin de l’année si j’arrive à tenir le planning (cela fera l’objet d’une communication sur le site). Mon précédent éditeur ayant jeté l’éponge, il m’a fallu trouver un plan B, je me suis donc jeté dans le grand bain de l’auto-édition.

Et maintenant fermons la parenthèse. Où en étions-nous avec nos trois héros? La route vers Goldencity réserve bien des surprises, plus ou moins heureuses. Preuve en est avec l’attaque d’un puma-totem qu’ils ont pu mettre en déroute, car l’union fait la force. Le Sorcier Totem se met aussi de la partie, finalement animé de bonnes intentions.

Ainsi parla l’Indien, désignant du doigt, le volatile.

– Visages Pâles bientôt toucher au but. Eux suivre le Fils du soleil.

Il garda la posture, immobile. Le monument s’octroyait-il une pose syndicale après tout méritée ? Cet arrêt sur image conforta surtout Coline dans la conviction qu’une entité arbitraire jouait avec la télécommande. Si cet inconséquent démiurge contrôlait aussi la météo, bonjour les dégâts ! Le Sorcier ne semblait toutefois pas souffrir d’une rude vie en plein air, son bois était bien conservé. Quant à l’aigle, sensible à l’humidité, il pouvait toujours s’élever au-dessus des cumulus. Sacré verni ! Seule perturbation dans un ciel clair, le majestueux emblème projetait son ombre mouvante sur le petit groupe. L’observatrice hésitait à y voir un signe d’orage, tentée de faire confiance au Totem.

– Il faut retrouver les chevaux, dit Lionel méfiant à l’égard des guides à serres recourbées, les préférant assermentés.

La fine équipe remonta sans mal la piste de Pépère et Placide qui pâturaient un peu plus loin dans la plaine. Ils ont toujours un boyau de vide, commenta Lionel heureux de n’avoir pas laissé ses propres tripes en chemin.

Et maintenant tous en selle ! Enfin presque tous, car il en manquait toujours une.

Leur prétendu guide ailé les suivit, à moins que ce ne fut l’inverse. Et bientôt une ville se dessina.

6

D’abord une esquisse aux contours un peu flottants, malhabiles, imprécis comme si le maître d’œuvre manquait encore d’assurance. Dupée par l’effet d’optique, la cavalière en arriva à croire que la localité entière avait été érigée d’une main tremblante. Mais aussi flou fut le trait, pas question pour elle d’en tirer un sur son fiancé, faisant sien le proverbe : une trace perdue, un indice de retrouvé.

Elle espérait que Lucas avait fait étape dans ce brouillon urbain et y rechargeait encore ses accus. Si tant est qu’à l’image des Sérisses les habitants étaient ouvert aux étrangers en plus d’être tout verts. Comment en avoir le cœur net sinon en y mettant les pieds et les sabots ?

Sa vue, qui avait une longueur d’avance, se faisait déjà plus nette. La bourgade blottie à flanc de relief, jusque-là un tantinet effacée, prenait peu à peu ses marques. Elle s’affirmait, devenait un petit village de caractère où tout le monde devait toucher du bois. Celui-ci utilisé comme matériau, donnait aux habitations une teinte jaunâtre tirant vers le gris.

La montagne dont les pans défrichés beige et ocre trahissaient la nature argentifère du sous-sol ne payait pourtant plus de mine. Coline et ses acolytes, sur les paroles d’Ang-Ray, s’attendaient à découvrir une exploitation désaffectée. Les filons, même peu rentables, s’épuisaient toujours moins vite que les ouvriers à la tâche. Le propriétaire avait dû trouver un meilleur gisement ailleurs dans la Chaîne d’Argent.

L’appétit creusé par le voyage, Yann désirait casser la croûte, en aucun cas des minerais. Mais plus qu’à la faim, il était surtout en proie au doute.

– Ang-Ray nous a parlé d’une ville marchande. A première vue ça ne bouillonne pas beaucoup.

– Elle a l’air abandonnée, flaira Lionel. Vérifions ça de plus près.

Un peu plus loin un panneau indicateur tout de guingois renforçait cette impression. L’écriteau dégustait une mousse locale, lentement, sans avoir jamais levé le pied. On pouvait lire gravé dans le bois, lequel devait enchaîner les vers au vu de son état : Goldencity, Ville fleurie (surtout les tombes). 200 âmes en comptant le cimetière…

Les trous ne sont pas que l’œuvre des vers, frémit le lieutenant.

– Ça envoie moyennement du rêve ! Vous voulez vraiment continuer ? demanda le magicien, refroidi par la mise en exergue macabre.

– On s’est pas tapé tout ce trajet pour des prunes, trancha Coline.

Et encore moins des pruneaux, ajouta une petite voix. De ceux qui vous restent longtemps sur l’estomac.

L’atout charme du trio affichait un certain détachement opiniâtre, mais son stress, encore sous contrôle, était déjà monté au front, joli front barré d’un léger pli soucieux. Goldencity lui tendait un autre visage, inquiétant, bien différent de celui décrit par les fermiers Sérisses. Ang-Ray prétendait y écouler ses récoltes, or, au regard de l’écriteau, autre chose devait y couler encore plus abondamment. Du sang et des larmes ? La funèbre mention annonçait la couleur, noire ou rouge vif, tout en restant sujet à interprétation. Mise en garde ou simple trait d’humour grinçant ?

Pourquoi nos hôtes nous auraient envoyés au casse-pipe ? s’interrogeait Coline. La question se posait. Tout comme l’aigle-totem aussi du reste, en prenant le poteau indicateur pour nouveau perchoir. A le voir ainsi juché, pareil à une gargouille, on eût dit que la bourgade s’était dotée d’un emblème.

– C’est peut-être pas le bon terminus, envisageait le magicien.

Ce à quoi répondit sa voisine :

– Moi je me fie au panneau.

– Justement, il ne s’agirait pas de tomber dedans !

Le chapeauté mit en garde ses partenaires contre une vulgaire contrefaçon de Goldencity. Une mauvaise copie bâclée et laissée en plan voire même en plomb, celui dont se faisaient truffer les pauvres camelots mal avisés. D’après lui la cité originale, la fourmillante, l’authentique, devait rayonner autre part à moins que son aura ne s’avérât tout aussi en toc.

– Deux villes du même nom ? L’emplacement correspond bien aux coordonnées géographiques sur la carte, fit remarquer Lionel… Non, ça ne tient pas debout.

Et la pancarte presque plus, dont le message très second degré rappelait Lucky Luke à notre limier qui connaissait ses classiques.

D’ailleurs ce champignon urbain avait dû réclamer son lot de planches, mais sans dessins. Le marteau à la place du crayon. Une société bâtie du jour au lendemain puis apparemment désertée encore plus vite.

Une discrète église au clocher court semblait veiller à l’alignement des âmes et des habitations. Si Lionel avait la sienne d’âme un peu en désordre, son arme était bien rangée dans son holster, avec seulement deux battes restantes.

Dieu laisse sa porte ouverte, dit-on. Coline cherchait une autre porte, interdimensionnelle, à moins que ce ne fut la même.

– On est arrivés, point ! trancha-t-elle. Alors on entre et on cherche cette sortie. Ici ou ailleurs on la trouvera et on la franchira tous ensemble, avec Lucas si les étoiles le veulent. Et on laissera personne se mettre en travers !

La messe était dite. Galvanisée, la gent masculine se rallia au panache bleu-ciel de sa robe pionnière. Pour le rapace-totem l’aventure s’arrêtait ici. Une autre commençait.

***

Une large rue de terre battue coupait Goldencity en deux, comme une pomme. Une golden, pensa Coline en référence à cette variété bien connue. L’étrangère prit le pouls urbain, d’un balayage du regard. Si son propre cœur palpitait, à première vue elle ne pouvait en dire autant de l’artère principale.

Le vent des possibles, celui qui devait souffler jadis dans le dos des prospecteurs, était retombé. Ne restait qu’une petite brise intermittente, fraîche, tout juste en mesure faire rouler des buissons d’amarante à travers la grande rue déserte.

Une ville morte en apparence. Pour autant, elle ne portait ni linceul ni stigmate de son passage de vie trépidante à trépas. La nature, toujours très prompte à reprendre ses droits, semblait encore se tâter. Pas d’herbes folles dans les rues. Condamnées, promises à finir entre quatre planches, les bâtisses en bois accusaient bien le coup.

L’idée effleura Coline que la ville, dans une stratégie d’éloignement des pilleurs, pouvait juste faire le mort, car après tout, le panneau d’entrée annonçait la couleur. Ou peut-être dormait-elle seulement d’un sommeil par à-coups… de feu, Far West oblige ?

L’endroit, en rien féerique, ne se prêtait pas vraiment à un réveil à la Belle au Bois Dormant. L’exploratrice, qui avait visité l’emblématique château avec Lucas, se rappelait la queue à l’entrée, faisant dire à son fiancé : «  J’espère qu’on n’attendra pas cent ans ! » Heureusement, du temps leur était resté pour visiter Frontierland, cet autre royaume du parc Disney où les touristes partaient à la conquête de l’ouest et accessoirement des petits coins. Coline avait trouvé les décors plus vrais que nature. Les restos à viande aussi, au point qu’elle et lui avaient même failli y manger.

Goldencity lui rappelait par bien des aspects la ville minière chez Disney. Sans la foule ni les intermittents du spectacle dans leur costume de cow-boy. Elle voyait encore tous ces gens, après le concours de lasso, se laisser attraper par le marchandising. Un Far West imaginaire où personne ne mourait mais où beaucoup succombaient, à la tentation tout du moins. Le couple en avait fait les frais, reparti du domaine avec plusieurs babioles dont une figurine Dingo. Lucas s’était montré le moins raisonnables des deux. Pire qu’un enfant, sourit Coline.

Un autre jubilait comme un môme, sous ses airs de retenue. Dans un décor tout trouvé, Lionel se faisait son cinéma. Silence, on rembobine !

L’Homme sans nom dans une grande rue anonyme. Des tueurs embusqués à gauche, à droite, et à terre avant d’avoir dit ouf. Entre tous ces sicaires dégommés sur les toits, c’était à qui exécuterait le meilleur saut de l’ange. Les balustrades branlantes du premier étage d’un hôtel ou d’un saloon, face aux fenêtres à guillotine, offraient un plongeoir d’infortune.

En repartant vers le soleil couchant, le pistolero laissait derrière lui l’élite de la gâchette et des litres de sang.

Contrairement aux fruits, les méchants le plus mûrs tombent souvent en dernier. Le pistolero aimait garder le meilleur, si l’on peut dire, pour la fin. Les exemples se bousculaient dans la mémoire du flic cinéphile : Henry Fonda l’assassin de Il était une fois dans l’Ouest, Gene Hackman traqué par l’Impitoyable Clint Eastwood, parmi beaucoup d’autres. L’intrigue du deuxième film susnommé prenait sa source dans un lupanar. Lionel n’avait pas encore repéré d’honorables maisons, mais pouvait déjà compter les enseignes closes autour de lui ; ici une blanchisserie à la devanture délavée, là le bureau du shérif qui avait dû mettre la clé de la prison sous la porte. Même le salon du barbier était à l’arrêt, au milieu.

Yann, aux aguets lui aussi, cherchait l’ombre d’une présence. Le soleil, désormais haut, en dessinait deux sur la terre battue de la rue, montures et cavaliers jumelés. La perspective d’une rencontre hostile inquiétait l’Escamoteur d’autant plus que question détente, tout le monde ne s’appelait pas Personne1 La ligne de fuite entre les alignements mitoyens portait bien son nom, selon le magicien, qui n’y aurait établi ses pénates pour rien au monde. Car au-delà d’un champ de tir dégagé, ce bled exsangue n’avait rien à offrir. Au mieux une bière, sans le plat du jour.

Ses pensées se recentrèrent vers un lointain village cher à son cœur. Si l’architecture y était moins exotique, en revanche la cantine familiale valait le détour, parole de gastronome. Mais une ombre planait au dessus du tableau :

– Le patelin de mes parents aura ce visage d’ici quelque temps, prédit-il, fataliste. Les commerces ferment les uns après les autres…

La vie économique s’y éteignait à petits feux. Ce délitement faisait moins de bruit que des sabots d’équidés.

– Où vivent-ils ? demanda Coline.

– Dans le Perche.

Les repreneurs ne tombent pas du ciel. Les hors-la-loi de la gravité non plus, à moins d’avoir été descendus. Or, voilà qu’une main jaillie des cieux déposa un cow-boy au beau milieu de la grande rue. Une pogne immense prolongée par un bras vaporeux. Ni une main courante, le lieutenant Gaillard l’excluait catégoriquement du registre, ni une main de Dieu, à moins de croire en Maradona. Un appendice incontestablement surnaturel, avec cinq doigts humains sans finition. Le policier y chercha en vain des ongles d’Amérique.

Mais pouvait-on encore parler d’Amérique ? Ce n’était pas celle que les trois témoins connaissaient, en tout cas. Ce Nouveau Monde, de toute évidence, s’était construit non à la force des bras mais d’abracadabra.

Chacun chercha en l’autre un fragile garde-fou où s’appuyer, au risque de l’accompagner dans une chute insensée.

Ce pas en avant dans l’irrationnel pouvait bien être le dernier. Placide et Pépère, qui le pressentaient, refusaient d’en faire un de plus. Ils avaient freiné des quatre fers. Autant de porte-bonheur, dit-on. Au premier abord, ce qualificatif ne s’appliquait pas à l’inquiétant personnage céleste, bientôt rejoint par un autre larron, lui aussi débarqué d’aérienne manière.

En regardant mieux, les deux fines gâchettes s’avéraient des figurines humanoïdes, en plomb ou en métal, d’au moins deux mètres cinquante de haut. Les géants à Stetson se tenaient en joue. Et au milieu, pris entre deux feux, les voyageurs sur leur monture.

– Y en a peut-être un gentil de notre côté, espérait Yann entre deux va-et-vient du regard.

Gauche ? Droite ? Lionel ne préférait prendre aucun pari.

– Faut pas rester là ! recommanda-t-il.

Le meneur tourna bride vers la coursive en planches aménagée en guise de trottoir. Il attacha la longe à un poteau, près d’un baril en bois, pensant que sa petite troupe lui emboîterait le pas. Or, Coline et Yann s’attardaient à découvert, comme suspendus aux faits et gestes des duellistes.

La rencontre pouvait trouver une issue diplomatique si le démiurge réfrénait ses penchants primaires. Mais quel gosse avec un cow-boy dans chaque mimine a déjà fait passer le dialogue avant le revolver ? Une entité puérile dont seules les mains et les bras ressortaient au grand jour s’amusait à déplacer ses joujoux. Bluffé, le public se crut lui-même les jouets d’une illusion.

Et pourtant, cette vision tenait debout !

L’Escamoteur y puisa une idée pour un hypothétique futur numéro. Il regretta au passage de ne pas avoir emporté un petit carnet. Une arme est plus utile au Far West, lui fit observer une petite voix. Du moins une factice, reconsidéra-t-il ensuite, à l’aune des onomatopées poussées par le dieu enfantin.

– Paaan ! Paaan !

Le préposé aux bruitages mettait du cœur à l’ouvrage. Un tir nourri d’imagination.

– Ouf, c’est juste de la simulation, se rassura le magicien.

Un inoffensif amusement ? Les deux pions armés ne voyaient pas les choses sous le même angle D’un revers du poignet, le maître du jeu les orienta vers une autre cible.

Yann ne lisait rien dans la main cosmique à la manœuvre. En revanche, la nouvelle ligne de mire était très claire. Il y déchiffra un inquiétant présage.

– Foutons le camp ! enjoigna-t-il à sa cavalière.

Mais le coup partit avant eux. Une balle siffla à l’oreille de Placide. Scandalisé, le cheval se dressa vent debout contre cette agression, désarçonnant ses deux passagers. Et de prendre ses sabots à son cou, affolé par la pétarade sans se retourner sur les deux corps au sol.

C’est peu dire que Coline et Yann étaient dans de sales draps couleur suaire. Comment sortir d’une béchamel pareille la tête haute ? L’infortuné duo, encore sonné par sa chute, la gardait baissée, face contre terre, dans une politique d’autruche avec la mort. Êtres humains ou vulgaires canettes à dégommer, du pareil aux même pour les marionnettes armées qui s’appliquaient à faire durer le supplice. Les balles ricochaient, sifflaient, crépitaient autour des deux victimes prostrées.

Abrité derrière un tonneau en bois, sous la coursive, Lionel Gaillard avait senti le vent tourner. Le vin aussi. Ou s’agissait-il de whisky ? Quelques effluves émanaient encore du fût entreposé, encore plus vide que son chargeur. Ce contenant était son dernier espoir, car autant tirer un trait sur la pétoire du vieux Sérisse, obstinément enrayée

Le baril ferait office de rempart entre ses hommes et les tireurs. L’alcool ça conserve, disait son grand-père. Le petit-fils roula la barrique, mettant cette vertu ancestrale à l’épreuve des tirs. Il détacha au passage Pépère exposé aux dommages collatéraux. En panique, l’animal, détala à bride abattue, tellement vite au point de s’emmêler les sabots comme un jeune poulain. Il trébucha mais parvint à rétablir son équilibre.

Se remettre d’aplomb, une autre paire de jambes pour des bipèdes.

– Ça va ? Vous pouvez vous relever ? demanda le lieutenant à ses congénères, une fois avoir atteint leur délicate position, en posture commando.

  Déjà, son spiritueux en dégustation faisait un carton plein, ou plutôt vide. Les tirs fusaient à gauche, à droite, aérant de part en part le prétendu bouclier aux senteurs fruitées. Ses compagnons et lui-même auraient pu se faire trouer la couenne dix fois. A se demander qui des miraculés ou des canardeurs touchait le plus du bois, dans cette volée d’esquilles.

– Me relever, oui. M’asseoir, non, confia Coline en se frottant les fesses.

– Mon dos accuse mauvaise réception, grimaça Yann.

Bouger était risqué, bien que l’illusionniste avait amorti un peu sa chute par un roulé-boulé. Le moindre mouvement risquait de déclencher un feu d’hostilité sensorielle. Les deux flingueurs en plomb, pour leur part, avaient ouvert le bal depuis un moment, et leurs munitions semblaient inépuisables. Le tonneau devenait une vraie passoire.

– Vous voyez l’échoppe à dix mètres ? A trois, on court jusqu’à la porte, proposa Lionel.

– J’ai hâte d’arroser ça, grommela l’homme à la malle, dont les vertèbres avaient déjà trinqué.

Le policier offrit sa main à Coline pour l’aider à se remettre debout. Elle la lui accorda, comptant aller encore plus loin avec lui, toujours en tout bien tout honneur

– … trois !

Ses jambes répondirent au quart de tour. Mue par l’adrénaline elle se catapulta jusqu’à la lourde, à une vitesse jamais vue depuis sa dernière gastro foudroyante. Mais cette fois, contrairement aux waters, la porte du caviste était closed.

– Bien joué, persifla Coline. On demande la clé au Père Fouras ?

La serrure ne devait pas s’amadouer facilement, poignée de la dernière pluie. Aux grands maux les grands remèdes, un pruneau la fit sauter. Lionel ouvrit le passage d’un coup d’épaule.

Dès leur entrée une odeur de whisky et d’humidité les cueillit, enivrante, qui rendait urgent d’inverser la vapeur éthylique. L’atmosphère était chargée, les colts aussi, et l’association des deux pouvait très vite détoner.

– Il vous reste des munitions. Pourquoi ne pas leur avoir tiré dessus ? demanda Yann une fois engouffré dans l’échoppe.

– Il ne me reste qu’une balle. Et ces « choses » doivent être en plomb. Ça n’aurait eu aucun effet.

Dehors la pétarade avait soudainement cessé. Un silence tissait sa toile de linceul. Du moins il prenait les devants, car aucun des reclus n’avait passé commande, ni l’arme à gauche.

– Le géant a rangé ses jouets, en conclut Coline l’oreille tendue.

– Je parierais pas là dessus, tempéra le policier.

Car à quoi s’attendre d’un manipulateur adepte des 400 coups de feu ? Une seule chose sûre, et quelle pointure ! le garnement cyclopéen méritait une bonne leçon. Lionel Gaillard, pauvre mortel, passait volontiers son tour. En espérant un recadrage par l’autorité compétente, divine donc, mieux valait se tenir à carreau. Sans s’en approcher. Pour preuve, le vol en éclat des vitres.

– Couchez-vous ! hurla l’officier.

Les cow-boys voulaient payer leur tournée. Ils avaient crédit illimité, autrement dit feu à volonté pour tout le monde. Les malheureux clients rampèrent derrière le comptoir, déjà saoulés du déluge de feu et de verre brisé. Bouteilles et flacons en première ligne alimentaient un bouquet final promis à être funèbre.

Sous une grêle d’éclats coupants, Coline trouva un rempart en l’imposante personne du magicien. Couché sur elle, ce dernier attendait la fin de cet orage infernal, dût-il en cuire… chevelu.

D’un coup d’œil au-dessus du bar, Lionel évalua la position ennemie. Un frisson l’envahit en voyant que l’entité persécutrice essayait d’introduire ses cow-boys dans l’échoppe. Par chance, la porte était trop basse ou les assaillants trop grands, selon la vision de chacun. Leur maître mit à plat le problème et ses deux séides suivant la même logique horizontale. Ça coinça une nouvelle fois. Le support soudé aux pieds des figurines ne passait pas l’encadrement.

Le policier se sentait comme un lilliputien acculée au fond d’une maquette. Au désespoir ? Pas encore. Le chef d’artillerie avait cessé le feu, tout à sa manœuvre pour investir les lieux coûte que coûte. Et les assiégés de s’employer à chercher une deuxième issue. Hélas, ici ni sortie de secours ni cave où s’abriter, juste un mur en bois avec ses rayons dévastés.

– Sans plan B on va se faire plomber, prédit l’illusionniste, qui ne se faisait plus d’illusions.

Heureusement, Lionel dénicha une idée en réserve. Un bon crû, du moins l’espérait-il, mûri au soleil de son expérience. Les ingrédients se trouvaient sous sa main, à savoir les rares bouteilles miraculées. Il prit l’une d’elles. En France, un tenancier se serait attiré les foudres des redresseurs de tord-boyaux avec ce produit. L’étiquette jaune annonçait la couleur : « authentique eau de feu ». Inscrit également en petits caractères : peut rendre aveugle à très forte dose. C’est un miracle que ça ne se soit pas encore embrasé, se dit l’artisan du plan de secours en ouvrant la boutanche. Dès les premières effluves, les assoiffés, adeptes du « goulot-goulot » dans les bars, auraient tourné les talons, voire même de l’œil. Ma parole, c’est du White Spirit ! se dit le goûteur en apposant un mouchoir en tissu sur son nez.

– Yann, j’ai besoin de toi !

– T’as un problème avec la boisson et tu veux m’en parler ? se méprit l’intéressé

– Non. Je veux que tu refasses le coup du feu, comme tout à l’heure.

L’Escamoteur trouvait l’endroit et le moment inappropriés pour déclarer sa flamme.

,Bon, après tout, si le destin devait l’inscrire sur le prochain vol en partance vers l’Autre Côté, autant voyager léger. Les yeux fébriles de Coline, pareils à deux barques secouées mais pas encore chavirées, insufflèrent un surplus d’oxygène à sa flamme. Il y mit donc son cœur, ainsi qu’un vieux truc de magicien.

Entre-temps, Lionel enfonça le mouchoir dans la bouteille en laissant dépasser une mèche imbibé au préalable d’alcool. Il émergea du comptoir avec encore l’espoir un peu « vin » – quoique surtout whisky – d’arroser une retraite.

Hélas, l’ennemi avait toujours des vues sur le débit de boisson, et ce d’autant plus qu’une paire d’yeux chimériques en scrutait l’intérieur. Des mirettes dont l’essence était impossible à cerner par la raison, éthérées, comme tissés dans l’étoffe des nuages. Au fond d’elles sourdait une lueur espiègle, enfantine. L’entité faisait à Lionel l’effet d’un gosse regardant à travers une maison de poupée, ses jouets coincés sur le palier.

On ne peut pas lutter contre ÇA, se résigna ce dernier… Puis dans un sursaut d’opiniâtreté. Mais on vatenter le tout pour le tout ! Il chuchota la dernière étape du cocktail à son assistant, non sans lui demander au passage son brûlant secret. Promis, il ne vendrait pas la mèche. Le pyrotechnicien se contenta d’allumer la sienne, combustible improvisé, du bout des doigts enflammés. Il gardait ses trucs pour lui, mais pas les bombes à retardement. Il refila le bébé à Lionel, lequel envoya de toutes ses forces le projectile ardent vers la fenêtre explosée.

Une plainte aiguë mugit dans le brasier qui s’ensuivit, semblable au vent à l’intérieur d’une cheminée, mais avec une nuance étrangement plus humaine. Ça a dû lui piquer les clignotants, en conclut l’incendiaire. Du côté des trois assiégés, la gorge n’était pas en reste, il fallait évacuer d’urgence. Dehors le démon, à coup sûr de mauvais poil (roussi), devait leur préparer une note bien corsée. Laquelle des additions, asphyxie ou châtiment surnaturel, faisait le plus tousser ?

Coline avait déjà son idée, en proie à une vive quinte de toux. Elle n’était pas « pompier bon œil » à cause de la fumée inhalée. Ses deux compagnons la prirent chacun par un bras et l’entraînèrent vers la sortie. Ils enjambèrent l’un des cow boy de plomb coincé à travers la porte, singulière œuvre d’art apparemment laissée en plan.

Yann, en son âme d’enfant préférait les figurines façonnés artisanalement aux produits à grande marque, impersonnels selon lui. Une inspection aurait peut-être permis de déterminer si cette dangereuse création portait la marque non homologuée du Malin.

Au delà du produit final, personne ici n’avait à cœur de saluer les petites mains aux manettes. Quelle idée d’embaucher des petites mains aussi grandes, et surtout si dangereuses ! Lionel chercha leur trace dans le ciel ensoleillé où s’élevait une volute de fumée noir. L’enfant-dieu, plus dissipé, jouait à cache-cache. Ou boudait-il quelque part là haut, vexé de la tournure explosive des événements ? Peut-être ne s’attendait-il pas à cette riposte œil pour œil ? Le policier s’essuya les siens, d’yeux, rougis par la fumée.

Le cocktail molotov, qui avait roulé par-terre jusque dans la grande rue, se consumait sur lui même. Par chance, ni l’établissement ni la coursive ne s’étaient embrasés.

– Ça va aller ? demanda Lionel à Coline après l’avoir conduit à l’écart.

Le visage cramoisi de la jeune femme tranchait avec sa blondeur ternie, sans éclat, si ce n’étaient des éclats de verre ramassés pendant la fusillade..

– Ma gorge me pique, articula-t-elle en réprimant une quinte de toux. Je dois boire.

– Là bas, devant le saloon, indiqua Yann. Un abreuvoir !

1 Alias Terence Hill

Les aventuriers de la malle (13)

Mes publications sont de plus en plus espacées par manque de temps et fatigue des écrans aussi, à vrai dire. Ceci étant, voici quand même la suite du roman. Ou en étions-nous déjà? Coline, Lionel et l’Escamoteur en route pour Golde font une halte au bord d’une rivière. Près du cours d’eau, un totem Indien. Coline s’isole pour se faire une toilette. Quand soudain…

Un cri féminin lacéra le silence. Alors, le sang de Yann ne fit qu’un tour (et puis s’en va) sitôt qu’il vit sa protégée réapparaître flanquée d’un invité surprise. Tout pâle, on l’eût été à moins devant la  bête surgie dans son sillage. La demoiselle avait été interrompue en pleine toilette de chat par un vrai félin. Ou tout du moins une reproduction.

            Coline, sa robe serrée contre elle, tournait le dos à ses compagnons.

            – Je le sentais pas ce coin, mais comme d’habitude personne m’écoute, déplora Lionel.

            Question odorat l’importun le battait sans doute à plate couture, bien que son système sensoriel demeurait pour l’instant un mystère. Et pour cause, car dans un passé très proche le gros minet faisait encore partie intégrante du totem. Bonjour le cadeau ! Une idole animée par magie et d’un instinct de prédateur par-dessus le marché !  

            – Surveille les chevaux ! enjoignit-il à son acolyte.

            Avec l’abnégation d’un garde du corps, bondissant en première ligne, il fit écran entre la créature et sa proie. Un bien petit écran face à un grand qui projetait, à n’en pas douter des desseins voraces. Lequel des deux crèverait l’autre ?

            Il écarta Coline d’un geste protecteur pour se poser en adversaire direct du félidé. Un bon mètre trente de hauteur au garrot selon la police ici présente, chiffre à prendre bien évidemment avec des pincettes. A choisir l’appréciateur préférait encore manier les mesures qu’être lui-même manié par ce monstre sculpté faussement immobile et prêt à bondir.

            Le quadrupède le fixait de ses yeux ovoïdes sans rétine, creusés dans l’écorce, où pas même un insecte devait oser se nicher. Le temps lui sembla alors s’arrêter bien qu’en réalité, à l’instar du félin, l’insatiable continuait d’avancer, sans y paraître, à pas feutrés. Aussi graissés  fussent-ils, les mouvements de la bête restaient emprunts d’une rigidité intrinsèque au bois. Du sapin ? Ça le sentait pour certains. Du tremble ? Lionel leva son fusil et l’épaula sans tressaillir. Peu importe la réponse, ce n’était pas le moment de craquer.

            Une voix derrière lui l’encouragea.

            – Fais-en du petit bois !

            Sa cible ne l’entendait pas de cette oreille. Mais il lui restait l’autre, après qu’une première balle d’argent l’eut transformé en nouveau Van Gogh. La détonation se perdit dans l’immense plaine. Puis à son tour le tireur se vit perdu, pouvant couper une écoutille mais pas à la fureur du prédateur qui fondit sur lui. Hélas, la détente du félin fut plus prompte que celle du fusil.

            Avant de pouvoir dire ouf il se fit jeter à terre, minou militari. Sa pétoire vola. L’impact lui brisa le souffle. Sa vie défila devant sous ses yeux, trop vite, en coup de vent. Un résumé somme toute assez fidèle ; son ex-femme le comparait à un courant d’air.

            Sous l’Antiquité la volonté divine pouvait se lire dans les entrailles d’un poulet, à condition que ladite volaille daignât encore se laisser ouvrir. Mais Lionel n’y consentait pas. Mordu de la vie, ce qui était un moindre mal, il passa une main sous la gueule de la créature pour l’arracher à elle. Ce faisant il put dégager sa main droite, la porter à son holster d’épaule et défourailler. Un tir en pleine poitrine à bout portant. Par le plus grand des mystères, voire un stère entier en l’occurrence, l’assaillant, bien que percé de part en part, broncha à peine. Son adversaire regretta alors de n’avoir pas fait provision de capricornes, redoutables xylophages. Un capri et c’est fini.

            Fini pour moi !

            De sa patte griffue,le puma lui laboura l’omoplate. La douleur fut fulgurante. Si on lui avait demandé de la situer sur une échelle de 1 à 10, il aurait répondu qu’elle avait pris l’ascenseur. Son hurlement dut vriller les esgourdes du bestiau.

            Le tortionnaire, aux crocs aiguisés certainement plus durs à retirer qu’une écharde, dont l’haleine puait la sciure macérée, se mit à renifler son repas.

            Lionel serra les dents, renonçant à tirer sur les cordes vocales ou autre chose. A quoi bon ? Son pistolet était hors d’atteinte.

            Quand soudain, deux détonations. Dégommé, le totem infernal ! Descendu… de son piédestal humain du moins. Libéré de son étau, l’homme rampa sur les coudes jusqu’à son flingue. Sa blessure faisait sensation partout, en un mal comme en sang une souffrance aigue. Il reprit son feu. Relevant la tête non sans grimacer, il aperçut Coline, rhabillée, sa pétoire dans les mains. Cette vision le troubla. Peut-être parce que son appendice fumant et sa robe bleue à plis étaient vraiment très mal assortis. D’ailleurs, au demeurant, ce tromblon n’allait avec rien.

            Sur le visage de la jeune femme une expression farouche, presque guerrière qu’elle n’avait encore guère hier.

            Mais l’heure n’était pas encore à la détente, sinon celle du fusil, car déjà le plombé se remettait d’aplomb, reprenait de l’écorce de la bête.

            Or voilà que pour une raison bien mystérieuse, plus rien ne sortit du canon ! Et dans ces circonstances, quand le matériel vous lâche, vos nerfs suivent très vite.

            Courroucé, le monstre se précipita vers la Calamity Jane, résolu à lui faire payer ses pruneaux dans le buffet en bois. Cette dernière, paniquée, devait d’ors et déjà compter ses abattis, plutôt que sur sa canardière dont elle pressait en vain la gâchette.

            La situation devenait critique.

            Lionel se redressa, l’affreux quadrupède dans son viseur. Si le 9 mm s’avérait peu efficace, il pouvait encore lui attirer l’attention.

            Mais l’Escamoteur, jusqu’alors en retrait, ouvrit le feu le premier au sens primitif du terme. Il agita devant le malvenu une torche sortie de nulle part. Quoique pas tout en fait en y regardant bien, car ce grand farceur avait enflammé sa main droite. Comment il peut faire ça ? s’interloqua son partenaire devant un tel prodige.

            Le face-à-face tourna à l’avantage de ce nouveau Prométhée prometteur. Refroidie dans ses velléités carnassières, la créature recula de quelques pas. Sa manœuvre de repli embrasa l’imagination du lieutenant.

            Attends voir un peu, fumier ! murmura ce dernier en ouvrant son chargeur d’arme.

            Il restait deux cartouches. Si la poudre d’escampette ne servait à rien, alors celle inventée par les Chinois marcherait-elle ?

            Au moyen d’une pierre coupante, la même avec laquelle il avait scalpé un cactus et dont il ne s’était pas séparé, notre nouveau Mac Gyver fit sauter le sertissage de l’étui. La partie allait se jouer  dans un mouchoir de poche qu’il trouva au fond de son pantalon. Il y vida le contenu de la douille.

            Sa blessure le tenaillait mais le magicien, quant à lui, pétait le feu. Un peu trop d’ailleurs car Lionel le vit soudain courir à la rivière éteindre sa flamme olympique, offrant le champ libre à l’ennemi. En première ligne avec une arme défectueuse Coline joua sa dernière carte : la racine de gloil des Serisses. Elle la brandit devant l’indésirable telle une gousse d’ail.

            Le lieutenant se remit debout, pâle et vacillant. Après avoir été à deux doigts d’y passer, il les remit dans sa bouche pour siffler, en y mettant tout le souffle qui lui restait. Une brûlure aux côtes le tenailla comme un coup de poignard.

            Le vilain détourna la tête. Dieu soit l’ouïe il n’était pas sourd !

            – Hé ! Gueule de bois ! Amène-toi un peu, j’ai un cadeau pour toi ! le héla notre homme en agitant son mouchoir comme un paquet surprise.

            Piqué de curiosité à défaut des hannetons, l’idole démoniaque ne se fit pas prier. Ses yeux, ou plutôt ses orbites ténébreuses, braqués sur lui le glacèrent.      

            Réchauffer des relations prenait toujours du temps, mais Lionel doutait de la patience de son vis-à-vis. Il attendit que ce dernier fut assez près pour lui jeter la poudre de munition avec le geste auguste du Semeur ou du Marchand de Sable avant l’extinction des feux. De son autre main il visa la sculpture avec son 9 mm et tira.

            La balle toucha le museau.

            Le contact du projectile et de la poudre présente dans ses moustaches réveilla la flamme, qui devint brasier. La quête du saint râle touchait à sa fin. La bête transformée en torche émit un ardent grognement de douleur, un feulement pathétique. Allait-elle se consumer sur place ou à emporter ? Chat échaudé craint l’eau froide dit le proverbe. Pas ce gros félidé en chaleur. Celui-là plongea tête la première dans la rivière sans s’arrêter à ces considérations thermiques.

            Prudent, l’incendiaire se garda de faire rimer trop vite plouf avec ouf ; un œil sur la berge, un autre sur ses  griffures à l’épaule, béantes comme des mini Mer Rouge. Moïse en personne aurait peut-être écarté les flots mais pas tout risque de récidive féline.

            Sacrées entailles ! Pour les refermer, il faudrait un miracle biblique. Son amie accourait voir l’étendue des dégâts.

            – Lionel ! Mon dieu, comment tu te sens ?

            – Mieux depuis que je me chauffe au bois.

            Il perdait du sang, pas son humour. Coline dut lui reconnaître l’étoffe d’un dur à cuire plus résistante que sa chemise bordeaux en lambeaux. La concernant elle ne se sentait pas celle d’une infirmière, même après visionnage de Grey’s Anatomy et ses cinquante nuances. Recoudre un bouton lui donnait déjà du fil à retordre, alors une plaie ouverte, pensez donc !

            L’un, sa main appliquée sur les sillons sanglants, contenait de son mieux l’hémorragie et l’autre son stress.

            Calmement le blessé ôta ses guenilles à carreaux, les roula en boule pour faire un point de compression et marcha vers la rivière.

            – Où tu vas ? demanda-t-elle.

            – Je vais me nettoyer.

            – Méfie-toi ! La bête est peut-être encore au bord.

            Quel plan B si le nuisible n’avait pas tout à fait flambé ? Qu’il regagnait la berge, gonflé d’eau et de vengeance ? Soudain une forme surgit des herbes hautes, humanoïde, familière. C’était Yann, débraillé mais toujours sur ses deux jambes.

            – Il s’est carapaté en face, la queue entre les pattes, leur apprit-il. On a eu chaud ! 

            Le cas de le dire. Sa paluche droite refroidissait. L’autre brandissait un soutien-gorge blanc.

            – Hé ! C’est à moi ça !

            Surprise en pleine toilette, elle avait mis les bouts sans le temps de tout emporter. Se faire tailler en pièces pour une seule de lingerie n’en valait d’ailleurs pas la chandelle. L’urgence hémorragique- et Dieu sait si celle-ci était de taille, contrairement à son modeste bonnet B -lui inspira une idée. 

            – Sers t’en comme garrot.

            – Impossible ! répondit le mutilé. Pas à cet endroit. Ce fumier m’a labouré l’omoplate.

            Et d’enchaîner avec une question ardente cette fois ci à l’endroit du magicien, qui n’avait point perdu la main.

            – Comment vous avez fait votre machin pyrotechnique ?

            – Un illusionniste ne dévoile jamais ses trucs, mais après tout je vous dois bien ça… En fait ça demande…

            On n’en sut pas plus car Coline attira l’attention générale sur un nouveau venu au mieux avide de scoops et au pire… de scalps.

            – T’es chaud pour rejouer ton numéro ? lui demanda-t-elle, désignant la statue du grand Sorcier qui se dégourdissait les rondins.

            Paré de ses atours traditionnels en bois, l’Indien sculpté marchait vers eux avec une raideur saccadée imputable soit à l’arthrose, soit à un stop-motion des plus rudimentaire. Son masque à l’effigie d’une divinité bovine en faisait un cornu au bataillon. Selon Lionel le colosse dominait presque d’une tête l’Escamoteur. Sa hachette dans la pogne laissait à penser qu’il ne venait pas tailler le bout de gras mais dans le gras. Ses mains étaient comme des battoirs capables de vous administrer une danse du Soleil, les étoiles du voisinage en prime.

            – J’aime autant éviter, c’est un exercice dangereux, renâcla Yann pas très enclin à retourner au feu.

            – Police, restez où vous êtes ! enjoignit Lionel en position de défense.

            Une balle dans le chargeur, la dernière, attendait d’être relogée. Sa quête toucherait très prochainement à sa fin si le géant ne faisait aucun cas des sommations d’usage. Notre vie à tous les trois aussi, compléta le tireur qui nourrissait peu d’illusions sur sa force de frappe. Le temps, et surtout la matière, lui manquaient pour la préparation d’un nouveau cocktail explosif.

            L’Escamoteur essayait d’entrer en contact avec la pétoire des Sérisse, apparemment toujours en dérangement. Le canon devait être bouché.

            Sa partenaire tenta la voie diplomatique. Son soutif toujours à la main, elle l’agita en guise de drapeau blanc.

            – Enlève plutôt ta robe, lui suggéra l’Escamoteur. Ça ne devrait pas laisser de bois.

            – Alors là, même pas en rêve !

            Elle tenait à laisser ses seins hors de ça. En dehors où dedans, suivant le sens où on l’entendait. D’autres saints, allez savoir lesquels, raisonnèrent le totem qui jeta soudain au sol son tomahawk. Nos voyageurs comprirent avec un soulagement hébété que celui-ci renonçait à son rituel capillaire. L’humanoïde leva ensuite les deux mains en signe de paix.

            – Visage Pâle mal en point, dit-il. Lui avoir besoin des soins du Grand Shaman.

            L’effigie Indienne revendiquait une nouvelle corde vocale, inattendue, à son arc. Sa voix grave vibrait dans sa caisse de résonance supposément en conifère. Par sa couleur Lionel écartait l’acajou bien que ça rimait avec mise en joue.

            – N’avance plus où je tire !

             Le face-à-face prit soudain une tournure désarmante. D’une pression douce mais non moins ferme sur le poignet, Coline lui abaissa son feu.

            – Qu’est-ce que tu fais ? se récria le flic, décontenancé.

            – Et s’il voulait vraiment te soigner ?

            En médecine entre vouloir et pouvoir il y avait un monde qui, toutes bonnes intentions mises à part, pouvait vite rimer avec « autre monde ». Traduction à peu près biblique: les premiers soins seront les derniers. Remettre entre les mains d’un Sorcier sculpté son salut (ugh !) n’allait pas de soi. Si Coline en convenait elle recommanda l’expérience au lieutenant qu’elle n’estimait guère en positon de faire la fine bouche. Ses  plaies étaient sévères sans parler des risques d’infection. Après tout aux grands maux les grands remèdes. Et grand au sens propre, au moins deux mètres vingt l’animal !

La jeune femme sentait sur un plan spirituel qu’un artiste avait mis toute son âme dans cet artefact animé. Bonne ou corrompue ? Elle s’accrocha à l’espoir de pureté ainsi qu’au bras de Lionel. Ce dernier tourna la tête vers son assistante médicale, sa petite sœur, un peu les deux à la fois.

Le guérisseur du cru projeta une ombre cornue sur le duo.

Lionel retint son souffle, mal à l’aise avec l’inversion des rôles. D’habitude c’est l’homme qui traitait le bois, pas l’inverse. Dans sa main moite de sueur un pistolet, futile échappatoire au cas où ça tournait à l’erreur chirurgicale. Le Médicine Man opéra en surface sans éclaboussures. Il posa une pogne énorme sur son omoplate. Une sensation de chaleur l’envahit, très fugace.

– Pied Tendre tiré d’affaire. Grand Shaman avoir soigné les plaies.

Notre raccommodé respira un bon coup, baissa les yeux, fut traversé d’un doute. S’agissait-il vraiment de son torse ou celui d’un autre ? Authentification confirmée, c’était bien le sien avec tous les poils mais sans les estafilades. Ses tissus apparaissaient en tous points intacts comme régénérés par simple apposition des mains.  

– Dans votre cursus, vous n’en êtes plus au stade du tronc commun, je me trompe ? subodora l’Escamoteur.

Personne ne sut jamais si ce surdoué avait survolé ses études. Mais toujours est-il qu’un rapace improbable effectuait des investigations plus poussées, tournoyant au-dessus d’eux en basse altitude, Non pas un oiseau ordinaire mais l’aigle du totem à l’aérodynamisme confondant. A l’idée qu’après la liberté, le planeur emplumé voulut goûter la chair humaine, les visages se crispèrent.

Ainsi parla l’Indien, désignant du doigt, le volatile. – Fils du soleil mettre Visages Pâles sur la bonne voie. Si Visages Pâles suivre son esprit, eux bientôt toucher au but.

(à suivre)

LES AVENTURIERS DE LA MALLE (12)

dans l’épisode précédent : Ou nous retrouvons nos trois voyageurs là où nous les avons laissés après une bizarre partie de badminton entre deux géants...

Les joueurs échangèrent le volant, à défaut d’une parole, puis repartirent chacun de leur côté. Cette rencontre aurait fait vibrer le sol, plus encore que les spectateurs partis avant la fin. Ces derniers poursuivaient leur improbable bonhomme de chemin, en pleine digestion du spectacle. Ils s’en tiraient bien, heureux de n’avoir pas été eux même digérés par ces duellistes venus croiser la raquette. D’un autre côté ce croche-pied incongru à leur terreur les laissait encore étourdis. Dans leur monde les fous ou considérés comme tels étaient à côté de la plaque. Or cet univers déroutant ne requérait-il pas justement un décalage de raison ?

            – Un set entre deux géants verts, se ressassait Lionel. Maintenant c’est quoi la suite ?

            – Very Badminton Trip 2, répondit Yann qui reculait devant le danger, jamais devant une référence cinématographique, fut-elle revue et corrigée.

            Le lieutenant pensait plutôt à un autre sport, du style balle au prisonnier. D’une certaine façon la partie avait déjà démarré avec quelques particularités. Le ballon ? Tous trois s’y trouvaient enfermés. Dans cette logique il fallait chercher la rustine

            Depuis l’âge adulte, Lionel  était à la fois joueur et arbitre. Un arbitre droit dans ses choix, inflexible, ce qui lui avait sûrement coûté son mariage. Il n’avait vu venir ni sa propre expulsion… ni d’autres choses par la suite, encore moins rationnelles.

            Ce match ci ne se jouait pas à domicile, loin s’en faut. Et sur un terrain de tous les possibles, il fallait avoir les yeux partout.

            Coline, pour sa part, se demandait où avait voulu en venir le sélectionneur. Le sélectionneur ou bien le cinéaste, si tant est que ce défoulement sportif obéissait à une subtile mise en scène ? Auquel cas, le script était-il déjà écrit ? Quelle que fut la direction voulue par ce démiurge scénariste, Coline s’en tiendrait à la sienne, seule et unique : Goldencity. En espérant ne pas se tromper sur toute la ligne voutée, sombre et ocre de la  Chaîne d’Argent au loin.

            Chemin faisant elle soulevait des questions. C’était toujours moins lourd que les montagnes qu’elle se sentait prête à bouger pour chercher Lucas.

            – A votre avis, on est des privilégiés ou est-ce que d’autres ont pris leur ticket ?

            – Au guichet ? demanda l’Escamoteur, pensant qu’elle voulait faire un point sur la billetterie.

            – Non. J’veux dire… parmi toutes les personnes mises en boîte hier soir dans les cabarets du monde entier, combien en sont ressorties ?

            Si leur réapparition se faisait toujours attendre comme un miracle, la presse internationale  était déjà certainement les dents. Otage du bagage, Coline ignorait l’ampleur du phénomène. Fait isolé ou recensé à grande échelle ? Une vague de disparitions alimentant théories et suspicions les plus exaltées dont celle d’un coup monté au Ciel plus de 2000 ans après Jésus dans son caveau. Toutes les malles étaient closes. L’affaire, elle, ne ferait que s’ouvrir.

            Problème : la probabilité de croiser d’autres « aspirés » s’épuisait déjà à contre-courant des statistiques. Si chaque malle ouvrait sur un monde différent, autant chercher une aiguille dans une botte de foin multidimensionnelle !

            Les chiffres n’étaient pas vraiment de son côté, certes. Mais peu importe pourvu que Coline se sentît bien entourée !

            Elle gardait grand ouverts les battants du dialogue. Avec Placide les mots étaient souvent assortis d’une caresse. Il n’en allait pas tout à fait autant envers ses compagnons bipèdes, malgré toute son estime à leur égard.

            – Oh ! D’autres auraient pu se volatiliser dans les mêmes circonstances ? reformula Yann.

            Cette hypothèse le rassurait autant qu’elle l’effrayait. Sa réputation ne serait alors plus la seule à pâtir d’une faille surnaturelle.

            La perspective d’être regardée avec méfiance ou jalousie par toute la profession et le reste du monde pouvait l’amener à reconsidérer sérieusement son projet de retour. Pire qu’une caisse diabolique, la caisse de résonance des médias et des réseaux sociaux ! Auquel cas deux solutions: repartir pour un tour dans la malle sans répondre des conséquences, ou retourner les armes 2.0 à son avantage. Leur incroyable histoire à tous les trois inonderait tous les plateaux et tous les supports de Satan. La machine serait lancée : un livre, un spectacle… Succès garanti si tant est que leur témoignage ne tombait pas trop tard. Ou en doublon d’un autre.

            – Est-ce que tous en ressortiront ? s’interrogea l’Escamoteur en pensant aux possibles autres prisonniers

            – Est-ce qu’un seul d’entre nous en reviendra ? ajouta Lionel qui voyait le verre à moitié vide.

            Ou du moins le vert. Le soleil encore bas dans un ciel haut en couleurs le déclinait sous toutes les nuances. Tirant ci et là vers le jaune. Plus sombre sur les contreforts montagneux. Sans doute l’emplacement de quelque forêt.

            Le lieutenant Gaillard repensa au poster mural dans le salon de ses parents. Un paysage de torrent. Il en connaissait le moindre détail ; les ourlets d’écume autour des rochers à demi émergés et en arrière-plan sur la rive, ces grands sapins si authentiques et à la fois tellement irréels. Enfant il se rappelait être resté une fois un long moment devant le papier peint, dans l’espoir d’une animation. En vain. Le seul glouglou à lui parvenir ce jour-là devait arriver de la chasse d’eau.

            Cet horizon se touchait-il vraiment du doigt ? Ce vent léger et tiède qui lui chatouillait le visage descendait peut-être des hauteurs. Si c’est un leurre, il est aussi vrai que nature, reconnut Lionel.

            Un écosystème abritait une faune à chaque étage. Pour l’instant, sur le plancher des bisons, la vie jouait à cache-cache. Aucune corne à l’horizon. Bovins et autres ruminants avaient dû trouver une herbe encore plus verte ailleurs. Les criquets tout aussi invisibles avaient repris leur crincrin, hypnotique et régulier comme un tic-tac d’horloge. Une trotteuse d’un côté et de l’autre des trotteurs propulsés en pleine course d’obstacles et qui guettaient le prochain.

            Or justement, quand on parlait du loup on en voyait la queue… ou le milieu aqueux en l’occurrence. Face aux voyageurs un cours d’eau tendait au ciel couperosé un miroir dont nul n’eût pu encore jurer qu’il n’était pas aux alouettes. On leur avait fait tellement le coup ! Ils n’entendaient ni ne voyaient pourtant aucun oiseau. L’onde, en apparence paisible, charriait-elle une menace connue de bec  à oreille ? 

            – C’est pas sur le plan, dit Lionel qui soupçonna un mirage liquide.

            À aucun moment dans ses souvenirs, Ang Ray et le vieux Sérisse n’avaient fait mention d’une rivière. Ses équipiers ne s’en rappelaient pas non plus.

            Ils s’approchèrent. Le lit était étroit, le courant languide. Mais encore fallait-il rejoindre l’autre bord.

            – Comment on va franchir ça ? demanda Coline.

            – Il y a peut-être un gué plus loin.

            Le trio longea la serpentiforme frontière en aval. Sans entraves apparentes, libre de découcher sans rendre des comptes, le cours d’eau partageait au moins un point commun avec ces messieurs. Un divorcé et un célibataire, dont le logis respectif se remplissait parfois d’une absence envahissante. Heureusement, ils n’y restaient jamais très longtemps.

            Si Yann mettait tout en œuvre pour rendre ses numéros mémorables, son 06 restait en coulisses où parfois des rencontres se nouaient. Certains soirs au sortir d’un spectacle c’était dans la fouille avant même d’y glisser son papier avec ses coordonnées. Tôt ou tard, la poche finissait toujours par percer. Mais il n’avait pas vraiment le temps d’en souffrir, sans cesse en mouvement, sa passion chevillée au corps.

            The show must go on ! Et d’autant plus quand le soleil jouait les éclairagistes. C’était le moment de se jeter  à l’eau.

            Enfin, pas encore.

            Pour le moment, tous les trois suivaient la rive. La brise du matin bruissait dans les roseaux mêlés aux herbes hautes. Coline, en quête d’un gué, se laissa aller à la contemplation des flots glissants et silencieux. Un lointain souvenir y fit ricochet comme un caillou. Celui de sa première classe verte en Ardèche quand elle était en CM2. Son premier bisou d’amoureuse aussi, près d’un affluent semblable à celui-ci… tout du moins en surface. Elle y referait un pèlerinage un jour avec Lucas. Elle se le jurait, dût-elle graver cette promesse dans un tronc d’arbre… ou pourquoi pas l’une de ces pierres émergées en travers la rivière ?

            – Là ! indiqua-t-elle. Un passage !

            Juste en face, près du bord, dominant la végétation, une sculpture semblait monter la garde. Les candidats à la traversée n’y prêtèrent d’abord qu’une attention négligeable, concentrés sur le parcours rocailleux.

            Mal engagé, le cinq à sec (cavaliers compris) tomba pour ainsi dire à l’eau. Sans doute grisés par l’élément aquatique, Pépère et Placide voulurent s’offrir un bain de sabots. Par chance, à cet endroit, le lit était peu profond et ses draps presque lisses. On rallia la rive, éclaboussé mais sain et sauf.

            Le poteau monumental planté en sentinelle de l’autre côté impressionna ce petit monde.

             – Après le tipi Indien, voilà leur totem, énuméra Lionel.

            – Le tipi n’en était pas un, lui rappela son équipière. Et ça ?

            L’œuvre autochtone, tout en bois, en imposait par sa taille qui tutoyait allégrement les six mètres, voire même les cieux sur un plan spirituel.

            A son sommet une sorte d’aigle aux traits farouches déployait grand ses ailes couleur tronc. Coline voulut y voir une symbolique d’ouverture, un signe de bienvenue. L’oiseau était perché sur un gros félin du genre puma, aux yeux perçants. D’angoissantes pensées se pressèrent vers son modèle en chair et en os quelque part à l’affut dans la plaine, prêt à apposer sa griffe sur la première proie venue.

            Ce n’est jamais qu’un gros chat, relativisa-t-elle en essayant de se figurer Alésia, l’insatiable greffier femelle tout noir d’une amie. Le même multiplié par cinquante avec un appétit à l’avenant. Cette image n’avait finalement rien de très rassurant.

            Un Sorcier, que d’aucuns auraient qualifié d’épouvantail, portait sur ses épaules ce numéro d’équilibriste. Son masque en forme de tête bovine grimaçante avec des cornes devait éloigner les volatiles, hormis le grand rapace sculpté. Le personnage serrait une hachette taillée dans le même bois que lui. Une stature droite, fière, emplie d’assurance mais pas de sciure rance. Il en eût été tout autrement après un passage dans le broyeur. Cette vision sacrilège n’effleura même pas l’esprit du bienveillant trio disposé à faire copain-copain avec les Indiens, pas copeaux-copeaux avec leurs icônes. Si tant est que ce mât était une œuvre indigène. Yann émit une théorie à ce sujet.

            – Un géant a oublié une quille et va revenir la dégommer. Et nous avec.

            – Te fais pas de cheveux pour ça, lui conseilla Lionel en ratissant du regard les alentours. Surveille plutôt ton scalp.

            – Pourquoi tu dis ça ? blêmit le magicien. Et de passer une main nerveuse sur sa tignasse un peu crépue. Tu crois que les Peaux Rouges d’ici sont hostiles ?

            – Tout de suite les préjugés ! s’offusqua Coline partie admirer ce panthéon animalier sous son meilleur profil, toujours bride en main. Sachez qu’un totem… 

            – Moi non plus, la coupa l’angoissé dans un sursaut d’humour quasi reptilien.

            La Visage Pâle en robe bleue salua la référence au duo Gainsbourg-Birkin. Puis elle en appela aux oreilles de ces messieurs, lesquelles n’étaient pas en forme de choux, pour une courte plaidoirie.

            – Euh… Les gars, il serait temps de changer de regard sur les Amérindiens !

            – Pour le changer, encore faudrait-il les avoir déjà vus, objecta Lionel avec bon sens. Ici c’est peut-être le Nouveau Monde, mais sûrement pas celui de Christophe Colomb.

            Une terra incognita dont le lieutenant conservait un plan rudimentaire dans sa poche, comme une relique. Aux flèches des points cardinaux pouvaient s’ajouter celles plus dangereuses, tirées par des indigènes peu enclins à la diplomatie. Cette éventualité le poussait à établir la pause pique-nique ailleurs.

            – Il faut faire boire les chevaux avant, réclama son équipière. Goldencity est encore loin.

            – Négatif ! Ils devront tenir le coup.

             La halte glouglou fit l’objet d’une « désaltercation » entre les deux voyageurs pas sur la même longueur d’onde quant aux besoins d’un noble animal. Bourreau ! Le mot fut lâché. Il faut dire qu’en plus de ses bottes, Mademoiselle avait le caractère trempé.

            – Bon, ok, s’inclina finalement notre homme en revisitant pour l’occasion un dicton : qui veut laper prépare la bière, même s’il cherchait toujours le houblon. Cinq minutes, maximum ! On s’éternise pas ici.

            Chacun mit pied à terre. Un arrêt bienvenu, tout du moins sur le plan fessier. Assis à cru, Yann avait l’arrière-train particulièrement à fleur de peau. Sa binôme mena Placide jusqu’à l’abreuvoir naturel, bientôt imitée par le policier monté.

            Les bêtes ne se firent pas prier. Toutes ces émotions fortes leur avaient donné soif.

            L’eau, dont aucun ici présent ne se demandait si elle possédait des vertus de jouvence, attrapait des rides à chaque lampée goulue. Des cernes circulaires vite estompés et remplacées par d’autres.

            – Prends ça, s’il te plait, pria Coline en tendant la bride à Yann. Ne la lâche pas, hein ?

            Etre grand ne suffit pas à vous faire pote haut avec quelqu’un. Notre géant à chapeau eut le sentiment que le titre était dans la poche au moment où sa jeune protégée prit appui sur son épaule pour se déchausser. Il eut le temps de trouver ce contact fort agréable.

            Voyant sa blonde acolyte à côté de ses pompes, le lieutenant s’inquiéta.

            – Qu’est-ce qui t’arrive ?

            – J’ai les bottes pleines d’eau. Pas vous ?

            Et sa jeune amie d’égoutter les siennes dans la rivière. L’herbe haute, toujours en train de savourer sa petite rosée du matin, partageait la rive avec des tiges longues et altières que Coline aurait classées parmi les roseaux. Une odeur enivrante de limon poussée par un vent propice  mit plein cap sur ses narines. L’observatrice suivit des yeux le paisible courant que le soleil rendait artistique par ses chatoyants reflets. Sur sa pleine lancée son regard s’envola vers un horizon pourpre encore engourdi qui s’étirait, comme après une bonne nuit. Combien de kilomètres, ou de « pas » selon l’unité de mesure locale, parcourus depuis leur départ de la ferme Millépine ? Quelle importance, regardons plutôt devant, se dit l’aventurière. C’est-à-dire derrière elle pour l’instant.

            Des clapotis la firent redescendre aussi sec là où c’était mouillé. De toute évidence, la vie s’épanouissait au fond des eaux tranquilles.

            Coline s’agenouilla sur la berge pour mieux surprendre ce petit monde aquatique. La végétation autour d’elle lui tendit une alcôve où batifolaient des criquets bavards.

            La rivière était limpide et languissante. Les poissons y jouaient à cache-cache, mais qu’à cela ne tienne ! La jeune femme plongea ses mains en conque dans les flots pour s’asperger. Une gerbe de fraicheur étourdissante, enivrante.

            Lionel sur un ton à  la fois détaché et premier degré :

            – Tu cherches des poissons ? Fais gaffe, car ici c’est peut-être eux qui te pêchent.

            Elle releva la tête, mais pas l’avertissement.

             – Je me débarbouille un peu… Vous regardez ailleurs, hein ?

            Bon, les hautes herbes la cachaient de toute façon. Elle passa sa robe à carreaux déboutonnée par-dessus la tête et retira son soutien-gorge. Un mouchoir en tissu immergé dans l’eau puis essoré remplaça le gant. Elle s’humidifia tout le haut du corps, épaules, aisselles et seins.

            Les saumons remontaient le courant et sa dernière toilette à plus d’une journée. Ici la nature tournait le robinet. Dans son monde natal aussi, mais avec de graves problèmes d’évacuation. La faute à l’urbanisation à Outrance et ailleurs. Ici l’homme n’avait pas encore mis son grain de sable bitumineux dans l’écosystème.

            Coline repensa à la dernière fois où, blottis ensemble sous la couette, son chéri et elle avaient discuté d’un plan d’évasion. Envoyer bouler la direction et en prendre une toute autre. Oui mais aller où ? Pour faire quoi ? Là était la question. Lucas refusait de se mettre au vert sans un projet en béton. Ce même béton à emprise rapide qui proliférait autour d’eux.

            Le fusil en bandoulière, Lionel Gaillard regardait aussi vers l’avant, son cheval à ses côtés. Bien désaltéré, Pépère broutait l’herbe. Placide partageait son menu végétarien, sous la surveillance de Yann. Les deux hommes observaient la Chaîne d’Argent. En silence pour le moment. Leurs mots voulaient se hisser à son sommet, mais cherchaient encore une prise. Et puis l’un d’eux en trouvât une.

            – Lionel ?

            – Oui ?

            – T’as jamais pensé à plaquer ton boulot ? Partir en montagne élever des chèvres ?

            L’interrogé lui retourna la question.

            – Et toi ? On t’a déjà demandé ça ?

            – Non. Mais moi c’est différent, magicien c’est un métier de passion.

            – Et donc les flics sont forcément tous des dépressifs aigris qui ne peuvent pas avoir à cœur leur métier ? Mais oui ! Je pensais être habité par une vocation mais je me trompe apparemment. Merci de m’ouvrir les yeux, l’Escamoteur.

            – Désolé, je voulais pas…

            – Au passage, j’ai rien contre les caprins, je les porte même en plus haute estime que mes congénères… Bon qu’est-ce qu’elle fait Coline ? On avait dit cinq minutes !

            Penaud, le magicien chercha instinctivement un autre point de mire. Tournant la tête vers le totem, il hésita entre se cacher derrière ou rapetisser comme lui. Rapetisser ? En examinant le tronc sculpté, un élément manquait à l’appel. Le puma.

            Où était passé le puma ?            

Un cri féminin déchira le silence.