sujet d’un atelier d’écriture: « deux frères se donnent rendez-vous la nuit dans un cimetière. »
L’homme en bras de chemise blanc s’agenouilla au pied du petit tumulus blanc en terre, un bouquet jaune à la main.
– Parfois elle me manque, soupira-t-il en déposant délicatement les fleurs, des narcisses, dont le pleine lune sublimait l’effet flavescent. Et d’ajouter : à vrai dire, de plus en plus ces derniers temps. Pas toi ?
Il leva la tête vers son frère cadet, resté un peu en retrait. Mais autant s’adresser à un mur, ou plutôt une stèle funéraire. Le cimetière du village comptait quelques rangées de marbre blanc rebadigeonnées de lumière lunaire. Et à l’écart, sur un coin de gazon, ce tumulus orné d’un écriteau en bois patiné par le temps.
– Oh, tu m’écoutes ?
Le petit dernier, jeune trentenaire, scrutait les tombes spectrales, le nez au vent. La brise de novembre, tiède, porta jusqu’à ses oreilles la voix fraternelle.
– Hein ? Quoi ?
– Elle ne te manque pas ?
– Si si… On se marrait bien.
Que rajouter ? Certes, la messe avait été dite depuis longtemps. Pour autant, jusque là, chacun jouait le jeu. A tour de rôle on entretenait la sépulture, toujours envahie de mauvaise herbe, et surtout les souvenirs copieusement arrosés de fous rires.
Sauf cette année où. l’aîné trouvait son frère détaché, lointain, un peu comme ces âmes entre deux mondes. Il se retourna vers lui, en sourcillant.
– On dirait que ça te laisse froid.
Son frangin haussa les épaules avec un soupir.
– Et puis ? J’vais pas pleurer, c’est ta vie de garçon que t’as enterré, pas la mienne.
Le plus blond des deux, dont le caleçon dépassait un peu du jean et quelque part aussi la bienséance dans un cimetière, avait déjà signé moult fresques urbaines, mais jamais aucun contrat de mariage. Et encore usait-il d’un pseudo pour ses œuvres.
Son grand frère, aux cheveux châtains, conservait sur la tête sur ses épaules qu’il avait plus carrées. Et pour cause. Ce chef de famille naviguait dans la grande mare des responsabilités, et rarement en père peinard. Ce soir, il honorait la mémoire de son ancienne vie.
– Dix ans déjà, murmura le pèlerin en se retournant vers la fausse plaque funéraire gravée de ces quelques mots : à mon regretté célibat. Alexandre.
Les souvenirs couvaient toujours sous la cendre. Si d’habitude ils étaient deux à souffler sur les braises nostalgiques, cette année un seul tenait le tison.
– Tu te rappelles du bain de minuit dans la piscine municipale avec les filles ?
– Quand les flics nous ont cueillis, autant dire qu’on était mouillés jusqu’au cou, résuma Damien, dit Dam Dam pour les intimes.
– Ah ! Et la fois avec Manu et Nono où on a fait une course de lits à roulettes. Le Nono qui s’emplâtre contre la bagnole du maire !
– Ouais, on était cons, quoi….
Depuis, les sales gosses avaient embrassé une trajectoire différente, sans sortie de route. L’âme créatrice du duo dessinait désormais sur les murs, passé des frasques aux fresques urbaines. La mauvaise conduite peut laisser des traces, mais le talent aussi quand on s’accroche un tant soi peu à ses rêves. Certains critiques voyaient même du génie dans ses œuvres de street art.
L’expertise d’Alexandre en la matière, forgée par par les centaines d’heures d’art plastique avec ses progénitures et celles des autres, faisait autorité, tout du moins dans son lycée. Souvent il reprochait à ces artistes en herbe de déborder du cadre, surtout au moment du coloriage. Pourtant, en son âme intérieure il bouillait d’en sortir de ce cadre ! De l’éclater, même.
– Oh ! Qu’est-ce que tu fais ? lui demanda Damien en le voyant se mettre à déblayer le tumulus avec l’ardeur d’un chien d’avalanche.
– Je déterre ma vie de garçon.
Déconcerté, le cadet trébucha sur ses mots pour qualifier son projet d’exhumation symbolique. Avant qu’il n’eût pu rassembler ses esprits et les syllabes dans le bon ordre, le feu célibataire avait déjà presque touché le fond, au sens terreux du terme.
– Tu déconnes, là ?
– J’ai l’air ? rétorqua le profanateur d’un ton aussi sec qu’un couvercle mortuaire qu’on referme sur les doigts. Les siens étaient déjà noircis.
Damien s’employa à lui faire prendre un peu de recul sur son trou fraîchement creusé, trop petit pour tomber dedans. Du moins en apparence.
– Ok. Et après ? A la rigueur, Séverine peut te passer cette bière. Je te dis ça des fois qu’tu voudrais t’en envoyer d’autres jusqu’au bout de la nuit. Comme au bon vieux temps.
Car Alex venait d’exhumer un cercueil en bois folklorique de la dimension d’une boîte à chaussures.
Tous les ans les frangins se donnaient rendez-vous devant cette fausse tombe en l’honneur d’un passé sacrifié sur l’autel du mariage puis enseveli au terme d’un cérémonial potache mais non moins rigoureux. Damien se représentait encore Nono dans ses atours de grand prêtre, déclamant une oraison funèbre farfelue. Au début il y voyait une occasion pertinente de rassembler les fidèles d’entre les fidèles. La plupart mariés à leur tour ne jouaient plus le jeu. Lui même, désormais, traînait des pieds. Le moment n’était-il pas venu d’arracher la croix, aussi symbolique fut-elle ? Cesser de célébrer le paradis perdu et chérir le carré d’éden qui vous tend les bras ?
– Ça te poserait pas de problème, à toi, la tournée des grands ducs, rétorqua Alexandre sur un ton de reproche.
– L’avantage du célibat… Qu’est-ce qu’il y a ? Le deuil est trop dur à porter ?
Pas de réponse.
Sous la pleine lune qui contrariait les plans de l’obscurité, Damien crut soudain y voir clair.
– Oh, toi, t’as passé depuis longtemps tes noces de coton, mais t’en files un mauvais… Je lis bien entre les lignes ?
Le sujet en question, jusqu’alors d’une nostalgie prolixe, gardait le silence, absorbé dans la contemplation du vestige. S’il avait cessé de creuser, son frère s’employa à mettre autre chose à jour, peut-être enfoui plus en profondeur.
– Parle, quoi. Qu’est-ce qui se passe ?
Un soupir.
– Sandrine fait semblant de ne pas me comprendre. Je suis prof d’arts plastiques, elle veut peut-être que je lui fasse un dessin ?
Sur le coup le confesseur se demanda s’il lui livrait le vrai fond de sa pensée. Celui du cercueil était en bois authentique, de même que son contenu incongru. Une revue porno toute parcheminée et jaunie, dont l’état laissait craindre le pire pour le modèle en couverture peut-être encore moins bien conservé depuis le temps. Damien se foutait de savoir si la bimbo avait percé. Une chose était sûre, le couteau rangé à ses côtés pouvait trouer ses nichons en silicone.
– Oh ! Qu’est-ce que ça fout là ?
Les brothers gardaient en souvenirs de joyeuses funérailles, sans larmes ni lames. Leur mémoire était encore plus affûtée que cette tranchante trouvaille. Mais quand à mettre leur main à couper ?
– Aucune idée, reconnut Alex. Quelqu’un est revenu le déposer.
A l’abri des regards, sinon avec la complicité de la lune dont l’éclat faisait scintiller l’intriguant objet.
– Qui à ton avis ?
L’enseignant soupesa le couteau, mais pas sa réponse lapidaire et sans ambages.
– La providence ?
– Quelle providence ?
– Aucune importance. Si avec ça, Sandrine ne comprend pas le message…
Le dernier né analysa ses paroles avec cette même tête froide que les occupants du cimetière conservaient en toute circonstance. Il ne croyait pas son frère capable de porter un coup de canif dans le contrat de mariage, encore moins dans sa chère et tendre. Néanmoins ses artères encaissèrent un jet d’adrénaline en voyant l’énergumène s’en aller dans l’allée principale, armé de son opinel.
Il le rattrapa.
– Hé ! Où tu vas avec ça ?
– Je te l’ai dit, je vais mettre les points sur les I. C’est ce soit ou jamais.
Il est des épilogues qui s’écrivent au sang dans le marbre funéraire. Damien adressa un geste de semonce à l’artiste pour lui faire lâcher son surin.
– Bon, maintenant t’arrêtes tes conneries ! Tu crois que je vais te laisser faire ?
Alexandre le regarda. Un sourire s’incurva à la commissure des lèvres, pas en phase avec la pleine lune mais tout aussi étrange.
– Relax. Suis moi.
Sa bonne conscience lui emboîta le pas, soulagée bien qu’encore un peu sur ses gardes. Un assassinat conjugal aurait fait désordre dans l’arbre généalogique de la famille.
D’un arbre à l’autre. Un cyprès dont les branches se balançaient mollement. Ici le vent était bien le seul à n’avoir pas encore rendu son dernier souffle. Si on excluait nos deux visiteurs.
Damien s’attendit à voir son frère jeter son précieux plaqué or au pied du cyprès. Au lieu de quoi il passa un message, et en l’espèce il avait l’arbre et la manière. L’honorable enraciné ne devait pas en être à son premier anneau, contrairement au graveur. Lettre après lettre, à la lueur lunaire, on put lire creusé dans l’écorce tendre : liberté. Et en dessous un cœur.
Liberté. Ce mot à double tranchant avec lequel il est facile de se couper… des autres, et surtout des siens.
Pour le déchiffreur, pas trente-six interprétations possibles.
– Alors tu veux te faire la belle ?
– J’en ai marre de cette vie réglée au millimètre, tu comprends ? Toi au moins, tu vois du pays. Je voudrais repartir à zéro…. Comme à nos vingt ans !
Un silence
– Et Sandrine ? Les enfants ? Est-ce que tu les inclus dans ton projet d’évasion ?
– Oui, bien sûr !
– Alors qu’est-ce que t’attends pour rajouter leurs initiales sur l’arbre et aller enfin leur parler ?
Une injonction assortie d’une vigoureuse bourrade sur l’épaule fraternelle. – Putain, tu m’as foutu la trouille avec ton cure-dents ! C’est toi-même qui l’avait déposé là, n’est-ce pas ?
Le feu célibataire avoua sa mise en scène qui devait le conduire au pied du cyprès, voire du mur en allant au bout de sa démarche.
– J’ai essayé. Mais si tu crois que c’est évident !
– Trouve le bon moment.
Comme venait celui de déguerpir. Un faisceau lumineux sautillait entre deux rangées d’âmes éteintes, impitoyable, disposé à ne rien laisser passer en dehors des trépassés. Des pas raisonnaient dans le boulevard des allongés. Et soudain, une voix rude.
– Oh ! Qui est là ? Montrez-vous !
C’était le gardien.
Les ombres s’éclipsèrent, plus rapides que la lumière. Un mur à escalader, une formalité quand on se rappelle ses vingt ans. Bien que l’enceinte leur avait semblé moins haute la première fois. Sans doute une question d’échelle ?
Les frères s’enfuirent donc.
L’un d’eux essaya bien de se retourner sur sa vie de garçon, mais déjà celle ci avait été englouti dans la nuit. Peu importe autre chose s’ouvrait à lui. Quelque part devant. C’était là sa nouvelle direction.