In dreams (dernières créations)

Photo 1: un pique nique sur l’herbe avec des enfants vêtus en adultes, ambiance fin 19e avec ombrelle et canotiers.

 

 Texte proposé

Les enfants, c’est parfait, vous gardez la pose sans plus bouger.

Combien de temps ? Oh, je ne sais pas, disons une bonne journée.

C’est trop long ? Mais vous êtes marrants, un déjeuner sur l’herbe ça ne se peint pas en cinq minutes ! Je dois reproduire le moindre détail du cadre pour un rendu authentique.

Quoi ? Si je cherchais le réalisme, j’aurais mis en scène des adultes ? Exact. Seulement voilà aucun n’a voulu. Donc on se passera d’eux. Vous vouliez jouer aux grands, profitez-en !

Valentine, je te rappelle qu’on pique-nique en l’honneur de tes épousailles avec Henri, alors souris s’il te plait. Déjà qu’on se demande s’il n’y pas une ombrelle au tableau quand on voie la couleur de ta robe…  Tu as perdu ton chat la semaine dernière ? Au temps pour moi, condoléances, mais pour l’amour de l’art, mets ton deuil de côté en pensant qu’aujourd’hui tu aimes Henri ! Comment ça, un mariage arrangé ? Peu importe,  tu le rangeras où tu veux une fois que j’aurai reposé mon pinceau.

Allez, c’est parti…

Emile ! Je vais t’apprendre à siffler Valentine ! C’est parce que celui qui trinque sifflera trois fois ? Mais où t’as vu ça ? Bon, tu me rassures, je croyais que tu convoitais la mariée.

Pourquoi tu pleures Léon ? C’est toi qu’est amoureux d’elle ? Adèle, sois mignonne,  sers-lui un remontant. Prends des cerises, ça fait Yves Montant.

Olympe et Béatrice, je vous vois lorgner la volaille dans l’assiette. Vous ne voudriez pas être à sa place ? Si ça peut vous rassurer,  il a connu des positions autrement plus inconfortables, ce poulet mal assis.[1]

Colette, dis-donc, tu m’as l’air bien guillerette. Fais voir ton verre. Ah, je m’en doutais ! Qui est le petit malin qui a remplacé le jus de pomme par du cidre ?… Alceste, à te voir pouffer, tu n’y es pas étranger. Si j’étais ton père, je te ferais un sermon… Et ne me dis pas le sermon du jus de pomme !

Bon, on va pouvoir commencer parce que mon pinceau me démange. Et pas que ça d’ailleurs, mais je me retiens !

Les deux demoiselles d’honneur à gauche, un peu de concentration où je vous mets sur la touche. Et vous serez pas déçues  de la couleur !

Pardon ? Bonjour monsieur. Oui je suis Edouard, peintre, et là vous me dérangez. Vous vous appelez Nicéphore Niepce ? Et alors, ça me fait une belle jambe !

Je gagnerais du temps en utilisant votre appareil photo ? J’ai entendu parler de votre invention. Allez, du balai, je suis un artiste, moi, Môsssieur, et qui aime prendre son temps. Et je vais vous dire, votre bidule avec son voile de bonne sœur, ça n’a aucun avenir !

[1] Auguste Poulet Malassis, éditeur de Charles Baudelaire, qui commit le délit d’outrage à la morale publique en publiant les Fleurs du Mal.

 

Photo 2: deux personnes âgées sur un banc en train de déguster un gâteau. Derrière eux un grillage derrière lequel une cabane toute rouillée.

 

Texte proposé

Ils savouraient un cup cake, et par-dessus tout, leur liberté retrouvée.

Enfin seuls, rien qu’elle et lui.

En EHPAD on trompe le temps, plus rarement la surveillance des aides-soignants. Or, Maurice et Louise aimaient narguer les statistiques.

Leur évasion ferait sûrement les choux gras des journaux et qui sait,  donneraient des envies de maison de retraite buissonnière aux résidents encore dans la pleine force de leur vieillesse.

Il est l’heure, Mon Sénior ! L’heure de se réveiller !

Marre ! Marre de tous ses règlements ! Déjeuner à telle heure, dîner à telle heure… Qu’on les laisse décider de leur faim !

Maurice et Louise avaient bien pensé fomenter une révolte, mais dans un endroit pareil, essayez de manœuvrer autre chose qu’un déambulateur.

Triste jour que celui de la dépendance ! S’ils avaient su, les deux tourtereaux n’auraient jamais signé la charte.

Les enfants de Maurice ne lui avaient pas laissé le choix depuis un dégât des eaux.

Enoncé du problème. Une baignoire contient 140 litres. Les deux robinets ont un débit de 15 litres par minute. Sachant qu’un vieux monsieur tête-en-l’air se fait couler un bain et l’instant d’après part tranquillement au marché, dans combien de temps la baignoire sera-t-elle remplie, la salle de bain inondée ainsi qu’une partie du salon?

Alors oui, sa mémoire lui jouait des tours, il égarait régulièrement des choses, mais au moins il avait retrouvé ses vingt ans dans les bras de Louise.

Très vite à son arrivée, il avait engagé la conversation, un peu comme un taulard en mal de compagnie.

Lui : –  Qu’est-ce que t’as fait pour te retrouver là ?

Elle : – Une mauvaise chute.

Et puis de fil en aiguille à fricoter… Aujourd’hui amoureux sur un banc. Pour les bans de mariage c’était trop tôt, ou peut-être trop tard.

– Tu vois cette cabane avec son toit de tôle rouillée derrière nous ? désigna-t-il à  Louise. J’y ai donné mon premier rendez-vous galant… Elle n’est jamais venue. C’était avant Huguette. Et encore bien avant que je te rencontre.

Elle serra sa main fort dans la sienne, le regard inquiet.

– Tu crois qu’ils nous recherchent en ce moment ?

– C’est possible. Quelqu’un a déjà dû sonner l’alerte.

– Et s’ils nous reprennent ?

– Alors on s’évadera encore.

Ils avaient fini leur cup cake à l’arrivée des gendarmes.

 

Le mur des poupées

Texte écrit pour le projet In Dreams.  Plus de précisions sur cette initiative dans mon post précédent.

LE MUR DES POUPÉES

Charles Rey était de ces artisans qui voient les choses en petit. Petit comme les poupées de porcelaine qu’il fabriquait avec une méticulosité confinant à l’obsession. Confectionner ces modèles de pureté relevait pour lui  de l’enfance de l’art.  Le savoir-faire de George empruntait à une tradition ancestrale en voie d’extinction avec l’ère des chaînes de fabrication. Ses ingrédients ? Du tissu, du fil, une aiguille et surtout le plus important, il y mettait son âme. Mais motus et bouche cousue ! Du cousu main, vous l’aurez compris.

Les poupées occupaient le devant d’un théâtre où  presque tout était tombé, à l’exception du rideau. En effet Charles avait logé ses « chéries » dans les anfractuosités d’une façade en pierre, vestige précaire d’une habitation presque tout effondrée. Autrement dit la scène croulait, mais pas que sous les bravos.

Les riverains, dans les ornières de leur quotidien, passaient à côté de cette atypique et attendrissante vitrine sans plus y prêter attention. Mais la pouponnière faisait toujours l’enchantement des touristes égarés qui s’attardaient parfois de longues minutes, espérant secrètement voir s’animer tout ce beau petit monde.

On ne comptait pas deux modèles identiques. Une fillette à la blondeur bavaroise prenait la pose avec un bébé joufflu fier de siéger en haut du panier proprement parlant. Les amoureux du canasson pouvaient leur préférer ces deux frère et sœur à cheval sur un poney (de la dernière averse).

Chaque poupée, de par ses jolis atours désuets ou folkloriques, confinait au musée vivant. Gardiennes d’un temps suspendu, elles semblaient veiller en silence sur le dernier pan de pierres toujours debout.

Un matin Anne, la femme de Charles, dont les talents de dentellière servaient l’enfantine lubie de son mari, le trouva dans son atelier en train de fabriquer un vélo miniature.

– Surtout ne dis rien aux filles, c’est une surprise, lui enjoignit l’original, le nez dans sa copie graisseuse.

– Enfin Charles, tu ne vas pas leur apprendre la bicyclette.

– Et pourquoi pas ? N’est-ce pas ce que j’aurais fait si nous y avions été parents ?

– Mais la vie en a décidé autrement. Nos « filles » sont…

– Oui je sais, trop petites. C’est pour ça que je leur construis une allonge-gambettes sur mesure.

– C’est ça, trop petites, soupira Anne en posant sa main sur son épaule. Ou est-ce nous qui sommes trop grand ?

Le lendemain matin, en rouvrant les yeux, la costumière trouva une place vacante dans son grand lit. Il a peut-être été touché par la grâce, mais on peut exclure la grasse matinée, se dit-elle pensant que le magicien de sa vie s’était remis à l’œuvre aux aurores. Anne s’habilla et descendit à l’atelier. Personne. Sur l’établi, à la place du vélo en modèle réduit de la veille, une ravissante créature d’albâtre semblait attendre le coup de baguette magique qui l’éveillerait à la vie. C’est bizarre, je ne l’avais encore jamais remarquée, réalisa-t-elle, troublée par les grands yeux bleu vénitien de la poupée, tranchant avec une blondeur presque blanche.

Le cliquetis d’un vélo mal graissé polarisa son attention vers la fenêtre.

Sortie dans la fraîcheur du petit matin, Anne salua les précieuses locataires en cire de la maison d’en face. Le compte y était. Mais alors d’où venait cette figurine haute comme trois pommes en train de pédaler sur le bitume ? L’improbable cycliste portait un complet noir et ce chapeau melon de la même couleur cher  à Magritte.

La vieille femme crut véritablement défaillir en identifiant son mari. Nul doute possible, c’était bien lui rétréci au lavage. Si elle s’attendait à le  voir à ce point diminué !

– Cha… Charles ! balbutia la brodeuse qui dut s’appuyer à la porte, tant son émoi était profond. Au nom du ciel, que t’est-il arrivé ?

– Hier tu t’es demandé si on était trop grand, lui rappela l’artisan en posant pied à terre. Cette nuit une fée a réfléchi à la question, d’où le résultat ! Au réveil, j’ai tout d’abord paniqué. C’est alors qu’une poupée vivante m’est apparue. Elle s’est présenté comme ma muse et m’a dit que je devais voir mon art sous une autre perspective. Et crois-moi, tout change d’ici ! Enfin, je pourrai parler d’égal à égal avec mes « filles », et faire du vélo avec elles.

– Mais… Et que fais-tu de nous deux ? demanda Anne au bord des larmes.

– Rejoins-moi, mon amour. Tu trouveras la fée dans l’atelier.

La dentellière rentra d’un pas incertain, l’esprit tourneboulé. Sur l’établi, à côté de la mystérieuse poupée aux yeux bleus, il y avait une baguette en bois.  Guidée par quelque intuition, elle la plaça dans sa main droite… et attendit.

In dreams

Je partage deux textes écrits à partir de créations photographiques.  Ces photos s’inscrivent dans un projet collectif, In Dreams, qui a pour but de réinventer un territoire local, sous un jour décalé voire complètement surréaliste. L’idée est de mettre en mots ces visions d’artistes, en vue de la création d’un recueil. Je participe à l’aventure avec le concours d’un atelier d’écriture.

N’ayant pas les droits sur les tableaux, je pourrai juste vous les décrire.

Photo 1: un homme à tête de cerf assis sur un canapé.

Texte

Installez-vous, je vous en prie. Vous prendrez bien un scotch, cher ami ?  Franklin, allez chercher la bouteille. Non, pas la bière, on la garde pour tout à l’heure quand notre hôte sera sec. Mon cher, j’espère que vous n’êtes pas pressé. Car quand une tortue doit vous rapporter un vin, il a tout le temps de mûrir, et les invités de mourir… de soif, bien sûr.

Lucifer, cesse de faire le gros dos. Pardonnez mon chat, il ne supporte pas les étrangers. Dès qu’il en voit un, il le siffle. C’est comme moi, avec mon verre…

Je vous vois regarder l’ours sur le buffet. Il est beau, n’est-ce pas? C’est une reproduction… En captivité ? Non, en dorure.

La statuette d’enfant, à côté, intéresse les brocanteurs. Je réfléchis à m’en séparer. Il me faut un peu de liquidité, la dernière saison des biches m’a coûté un brame.

J’attire aussi votre attention à droite de l’âtre. Un suricate sur ses gardes. Mère m’a appris à être constamment aux aguets, avant même que je sois un daguet. Tout à l’heure à la chasse, mon cher, il vous faudra être aussi au taquet, car la balle a changé de camp.

Mais vous frissonnez ! Je vais remettre quelques bûches. Ici le bois ne manque pas, et en dernier recours, il me reste toujours cette jolie paire sur la tête. Ma cheminée tire un peu trop, quoique moins qu’un chasseur en y regardant.

Quoi vous voulez déjà reprendre le rut ? Pardon, la route ? Ca me gêne de vous laisser repartir avec rien dans le ventre. Goûtez au moins à ma chevrotine maison, il y en a à volonté. Feu à volonté, si j’ose dire.

Je vous menace ? Mais parfaitement, mon cher. Vous ne sortirez pas vivant de mon domaine. Oui, ce sont mes terres, de ce côté-ci du miroir. Les rôles sont inversés. A votre tour de courir, Lord Maxwell, j’espère pour vous que vous n’avez pas de cor au pied.  Moi, j’aurai le cor de chasse. Vous connaissez l’air.

Prenez des forces, vous en aurez besoin avant ma récréation. Franklin va revenir avec le whisky dans une heure ou deux. Non ? Vraiment pas ? Oh, inutile de tâter mon miroir, la traversée se fait sans retour.

A tout à l’heure dans les bois. Et si ça peut vous rassurer, vous n’êtes pas le seul à partir à jeun. Mes chiens aussi sont à la diète, depuis trois jours.

 

 

Photo 2 : une maison décrépite à vendre. Un fantôme à la fenêtre.

Texte

Ils ne mouraient pas, mais presque tous étaient frappés. Comme au jardin d’Eden, tout était parti d’une pomme. Depuis, chaque constructeur y allait de son objet qui se connecte plus ultra, finissant de rendre les individus fous à relier. Ici et là, à tort ou à réseau, des récalcitrants refusaient le Net à payer, mettaient sur la touche le moindre téléphone ou tout appareil traçable.  D’autres, dans un état de rejet pathologique, s’isolaient sur un îlot de quarantaine en priant : « Dieu me garde de cette peste. »

Rose refoulait la moindre incursion 2.0 chez elle. Cette femme entre deux âges, qui habitait une maison ouvrière aux façades fuligineuses, laissait les wagons numériques aux autres et pas question qu’on l’y pousse de force. Elle restait à bonne distance sur le quai, arc boutée à un mode de vie simple comme le passé.

Ses neveux, à chacune de leur visite, la pressaient de monter sur le marche-pied du train, à savoir au moins s’acheter un portable. Mais leur tante tenait tête au vent contraire. Elle répondait que du téléphone fixe elle pouvait joindre sa famille ainsi que les deux bouts, quoique de plus en plus difficilement en y regardant depuis un certain temps. Sa dernière pension de retraite avait, il est vrai, encore diminué.

De chez elle, Rose entendait les voitures, les aboiements des chiens, toutes sortes de sons, mais pas les bruits sur internet. Sa sensibilité électromagnétique, reconnue par son médecin, faisait mauvais ménage avec une box ou un compteur linky. Les seules ondes qui trouvaient grâce à ses yeux étaient les rides dans l’eau d’une mare.

Depuis l’extinction des magasins d’alimentation, la dernière des Mohicans vivait quasi exclusivement de son potager suffisant à ses besoins primaires et surtout primeurs. Au printemps, le bourdonnement des drones commerciaux chargés de colis supplantait celui des insectes pollinisateurs de plus en plus rares dans ses parterres.

Pendant que quelques abeilles se tuaient encore au butinage, l’engeance humaine, elle, continuait de tuer pour du butin fut-il dérisoire. L’homme qui par une nuit sans lune assassina Rose à son domicile ciblait du matériel high tech. Pouvait-on être plus mal renseigné ! L’autopsie établit que l’individu, surpris par sa victime dans le salon, l’avait frappé mortellement avec son propre téléphone portable.

Plusieurs mois après le drame, la maison fut mise en vente. Les nouveaux acquéreurs, un couple avec enfants, rapportèrent de très étranges phénomènes survenus dès les premiers jours de leur arrivée. Implosion d’ordinateur, câbles se débranchant subitement d’une prise, smartphone jeté au sol par quelque force invisible.

Depuis le départ de ses occupants à bout de nerf, à peine un mois après leur installation, la demeure n’a plus  jamais trouvé preneur. Sa réputation hantée diffusée comme une trainée de poudre sur les réseaux sociaux attire, il est vrai, les curieux mais pas les acheteurs.

Des témoignages font état d’effrayantes apparitions aux fenêtres. Les sceptiques y voient des affabulations, les autres le fantôme pur et simple de Rose que personne n’a encore réussi à prendre en photo, malgré tous les moyens modernes. Passée dans l’autre monde, l’anachronique propriétaire fuit toujours autant les nouvelles technologies.