Les aventuriers de la malle (18)

Ou nous retrouvons le lieutenant Gaillard et l’Escamoteur là où nous les avons laissés avant la disparition de Coline, dans la ville fantôme de Goldencity

Lionel Gaillard secoua ses mains toutes dégoulinantes de mystère. Le fond de l’abreuvoir en bois n’en cachait nul autre. Il y a des fois où la raison patauge, dans seulement quelques litres d’eau. Le vortex dimensionnel s’était refermé comme un diaphragme d’appareil photo, emportant la clé d’un passage vers Ailleurs, et avec lui, Coline.

Yann, désemparé, passait au crible l’auge, en quête du moindre indice, d’un tuyau quelconque. Les faits l’avaient conduit à regarder ce banal récipient en bois sous une autre dimension : la quatrième.

L’hypothèse spatio-temporelle ne laissait aucun doute non plus au lieutenant Gaillard. Lui même en mesurait les effets, se croyant revenu un jour en arrière sur la scène du music-hall, là où tout avait commencé. L’histoire bégayait, l’Escamoteur bredouillait son désarroi. Le policier n’en menait pas plus large.

Nul ne savait où le cours surnaturel des choses pouvait encore les emmener. Leur tête était pleine de tumulte à l’image du tourbillon disparu sans laisser d’empreinte.

Survivant d’une espèce en voie d’aspiration, Yann attendait son tour. Inconsciemment, il retenait déjà son souffle, attaché à lui, assez pour ne pas l’offrir en pâture aux premières eaux infernales venues. La surface était redevenue calme et aussi claire qu’une boule de cristal. D’où cette prophétie improvisée, entre deux exercices d’apnée.

– L’abreuvoir va remettre ça à coup sûr, prédit l’extralucide au chapeau claque. Et cette fois, soyons être prêt.

– Il peut nous faire mariner un bon moment.

– On m’a appris à me méfier de l’eau qui dort. Pas toi ?

. – S’il n’y avait que ça dont il faut se méfier ici !

Goldencity, pensait le lieutenant, sous ses apparences de ville fantôme, avait encore du ressort. Dieu sait quelle nouvelle bizarrerie pouvait en surgir, telle un diable d’une boîte. De part et d’autre d’une large rue poussiéreuse, les baraquements en bois serrés les uns contre les autres donnaient l’impression de conspirer sous la bénédiction de l’église tout au fond. Le bureau du shérif, la blanchisserie ou encore l’hôtel s’entendaient dans un silence spectral.

Et puis il y avait le saloon où tout devait se régler, y compris les comptes.

Un écriteau près de l’entrée indiquait que la maison ne faisait pas crédit. Les vitres étaient crasseuses, jaunies, assorties au foie des colons prospecteurs venus s’y rincer la dalle. D’ici on ne pouvait voir si l’arrière-boutique débouchait sur une cour ou un univers alternatif. Derrière les portes battantes, chaque repère offrait un potentiel leurre, susceptible d’abriter une force irrésistible. Une gravité irréelle déciderait du point de chute et selon toute vraisemblance, ce ne serait pas au pied du comptoir. Peut-être à des années lumières d’ici, loin des uns et des autres.

– Coline a pris un chemin, un seul, recentra le magicien en scrutant l’abreuvoir. On peut la rattraper par le prochain flux.

Ou pas, nuança son partenaire. Depuis le début, ça se joue aux dés. Quelqu’un quelque part compte les points.

– Et t’espères le trouver attablé dans le saloon ?

– Va savoir… Allez, suis-moi, on va inspecter tout ça.

Il manquait le mot magique, et ce n’était pas Abracadabra. Néanmoins, à la façon qu’eut l’Escamoteur de pointer l’index vers lui, fébrilement, comme une badine enchantée, Lionel se serait presque attendu à disparaître. L’artiste s’en tint à une petite mise au point verbale.

– Si je veux, d’abord ! Ça commence à suffire le numéro de petit chef.

L’un dominait l’autre d’une bonne tête. Sur le moment, le policier eut l’impression de devoir lever les yeux encore plus haut qu’avant. Illusion ou réelle poussée d’hormones, peu importe, il fallait calmer le jeu.

– Ça va pas ? Qu’est-ce qui te prend ?

– Il me prend que je suis pas ton petit toutou ! Dans ta brigade on t’obéit peut-être au doigt et à l’œil, mais il n’y a plus de flic, ici.

– Ni aucun magicien, sinon ça se saurait.

Lionel regretta sa bavure. Mais trop tard, c’était parti tout seul, comme un tir quand on nettoie son arme.

Les attaques infondées, gratuites, passaient au-dessus du géant échevelé, souvent en rase-motte, parfois à des hauteurs stratosphériques. Mais celle-ci le toucha en plein cœur.

– Pardon ? T’étais bien content de mes services tout à l’heure ! Sans moi, comment tu l’aurais allumé ton cocktail molotov ?… Et on reparle du puma ? Ça chauffait pour ton cul, je lui ai chauffé le sien !

Un silence retomba sur la casserole déjà en train de déborder.

– Ça y est ? soupira le lieutenant en entrouvrant le couvercle. C’est fini ?

– Encore une chose… Dans la vie, on ne peut pas avancer tout seul. Un flic devrait le savoir.

Ce rappel pontifiant froissa quelque peu l’officier. Et par conséquent la chemise du donneur de leçon. Ou tout du moins son col, que Lionel empoigna des deux mains, bien parti pour en découdre.

– Écoute-moi bien ! J’ai vingt gars sous mon commandement. Ils doivent compter sur moi et moi sur eux. C’est le fondement de notre boulot, les briques du vivant… du flic vivant. Alors c’est certainement pas un saltimbanque qui va m’enseigner l’esprit d’équipe !

Des mots bien trempés. L’Escamoteur ne fut d’ailleurs pas en reste. Son congénère le relâcha si brusquement que déséquilibré, il chuta fesses les premières dans l’abreuvoir. L’eau vorace bouda ce gros bébé ; tout juste dispersa-t-elle d’inoffensives éclaboussures. Sur le coup, Lionel se serait réjoui de voir le show man partir en tourbillon, puisque telle était sa volonté.

– Fumier ! l’invectiva ce dernier.

Une sortie de scène au goût de pétard mouillé. Il allait sans dire que le baigneur malgré lui était aussi mouillé et en pétard. Son vis-à-vis le regarda s’extraire du bassin, péniblement, avec la grâce aquatique d’un hippopotame. Pris de regret, il lui tendit la main pour l’aider.

– Désolé, je voulais pas…

Il se brûla au regard incendiaire du barboteur, entre deux clapotis. Nouvelle approche…

– Merde, enfin, je risquerai ma vie pour vous deux s’il le faut. Tu le sais bien. Alors on va chercher ensemble Coline ?… Je n’y arriverai pas seul.

Main tendue acceptée. Mais Yann en voulait plus, et tira tellement fort que tout le reste, copieux, le rejoignit dans la flotte. Un peu plus désacralisée et trempée jusqu’au slip, l’autorité ne s’en releva pas moins, prête à livrer bataille.

– S’il faut vraiment se bagarrer, autant le faire dans le saloon, non ? soupira le lieutenant Gaillard.

– Le saloon ? Toi, quand t’as une idée derrière la tête… Bon, allons-y.

Les deux humides de l’Ouest du Middle West (l’appellation s’arrêtait à la Chaîne d’Argent posée comme un défi aux prospecteurs) une fois s’être ébroués le derrière, poussèrent la porte de l’établissement. C’était ouvert et pourtant l’un d’eux avait bien failli se casser le nez juste avant.

Fini les crépitements, claquements, tintements électroniques à l’intérieur.

Lionel tendit l’oreille, attentif au moindre bruit suspect, tel que celui d’un jeton engagé dans le flipper.

Rien.

Il écarta en premier les doubles battants en bois, lentement, sur ses gardes. Le terrain inconnu ne se prêtait pas à une entrée fracassante. L’éclaireur laissait ça aux cow-boys d’Hollywood, des vrais durs dont le poil s’hérissait seulement en cas de contrôle fiscal ou d’un divorce dispendieux. Dans la réalité les héros, quels qu’ils fussent, agissaient sans filet. En intervention, chaque première prise pouvait être aussi la dernière.

Leurs ombres se couchèrent promptement sur le sol craquant, comme en anticipation d’une attaque. Fausse alerte. La seule chose à cueillir les visiteurs en entrant fut l’odeur âcre de sciure et de vieux bois. Chacun laissa sa silhouette respective ramper par terre jusqu’à se confondre avec la pénombre.

La baraque, silencieuse baignait dans le formol, figée, gelée d’une certaine façon. Lionel eut l’impression d’investir un saloon témoin où rien n’avait jamais bougé. Il y manquait ce supplément d’âme, et d’arme par la même occasion, qui racontait le far-west entre le zinc et les tables disséminées.

Le cadre ne cassait pas trois pattes à un tabouret de bar. Un mobilier hors d’âge mais toujours debout, béni des dieux de l’ivresse dont le panthéon derrière le comptoir était vide. Fut-il rempli un jour ? Le bar attendait ses nouveaux clients sans rien à leur offrir. Un bon whisky était pourtant un bon moyen de briser la glace ici aussi intacte que le reste. Au cinéma, cet élément du décor faisait généralement assez vite les frais d’une bagarre avinée. Verre, chaise, table, voire même projectile humain, tout y passait crescendo, au plus grand bonheur du spectateur.

Le grand miroir ne souffrait d’aucune aspérité jusqu’à l’irruption des deux hommes dans le champ, chacun avec son lot de bosses et de fêlures plus ou moins visibles. Lionel y surprit des sapiens-sapiens défraîchis : l’un en maillot marcel tailladé, passé à un cheveu du trépas, le tout dernier épargné par sa tondeuse ; l’autre, un magicien loqueteux et sale dont seul le chapeau-claque faisait encore un peu illusion. Ce portrait sans fard ne flatta aucun des modèles pour qui c’était ni reflet ni à faire. Le lieutenant Gaillard relativisa néanmoins. En regardant bien, il devait avoir la gueule aussi chiffonnée après une nuit de service. L’Escamoteur n’en tint pas non plus rigueur au conseiller des grâces, seulement en froid avec son compatriote. Un qualificatif avait particulièrement du mal à passer.

– Saltimbanque, répéta l’outragé en circulant entre les tables désertes en direction d’une petite scène aménagée dans le fond. C’est d’un péjoratif !

– Pas assez noble pour Monsieur ?… Oh, coco, redescends de ton piédestal.

– Tu l’as dit sur un ton tellement méprisant !

Un concerto aurait pu faire oublier cette vilaine note, mais à viser trop haut on rate sa cible. Lionel n’avait plus taquiné les touches d’ivoire depuis la primaire. Tout juste devait-il se rappeler des accords d’au Clair de la lune, et encore ! juste un bout, un croissant en quelque sorte. Insuffisant pour faire lever la foule si tant est qu’il y ait jamais eu des auditeurs autour des tables rondes et un maestro installé derrière ce piano, en contrebas de l’estrade. Le sous-doué tenta sa chance à l’oral.

– Écoute, sois sûr d’une chose. Ta malle et toi avez du talent, et même un foutu génie, autrement on serait pas là…

Il avait mis des roses dans sa voix. Piqué aux épines d’ironie, l’autre lui rendit le bouquet dubitatif.

– Et je dois prendre ça comme un compliment ?

– Dans un sens, oui, … D’ailleurs crois-moi, j’aurais bien aimé te voir à l’œuvre, d’autant que la scène est libre… Mais là, maintenant, je cherche l’issue de secours. Tu peux m’aider …

– En musique, peut-être, suggéra l’Escamoteur en s’approchant du clavier.

Ce n’était pas un piano à queue. Dans ce genre de débit, la queue se trouvait plutôt au bar, sauf aujourd’hui… et probablement aussi hier. Comme son comparse, Yann essayait de ramener à la surface, par l’imagination, prospecteurs, cow-boys et autre danseuse à la cuisse légère supposés avoir animé le saloon. Est-ce qu’un son s’était déjà échappé du bastringue ? Ne fallait-il pas fouiller ailleurs ?

– Une seule note peut nous ouvrir le passage, affirma le magicien.

Vu du dessus, l’accordéon du riche offrait une dentition singulière, blanche et noire. Le jeune homme pressa chacune des touches, libérant toute une palette de sons. L’ébène du clavier lui rappela peu flatteusement sa dernière carie. Mais quand il appuyait sur une ratiche malade c’était une autre musique, plaintive. A l’oreille le piano semblait encore bien accordé. Hélas, la seule revue de gammes n’eut aucun effet.

– Alors peut-être un air entier, mais lequel ? s’interrogea l’élève en cherchant une partition.

– T’as des notions en classique ?

– Je me débrouille un peu. Plus jeune, j’ai pris des leçons.

– Joue un truc.

Assis sur le tabouret, Yann réfléchit au répertoire. Ses longs doigts, d’abord suspendus au-dessus des touches telles deux araignées figées, tissèrent les premiers accords de la lettre à Élise. Aucune réaction surnaturelle. Le saloon faisait la sourde oreille, à l’image du célèbre compositeur. Le soliste ne se découragea pas pour autant, persuadé d’obtenir un résultat, concerto… ou tard.

Lionel le laissa à ses expérimentations musicales pendant qu’il explorait une autre piste.

Lui croyait la grande glace capable de renvoyer un reflet à son point de départ. Par effet d’aspiration, le modèle pouvait aussi faire partie du voyage. Il passa derrière le comptoir pour mener ses investigations. Nulle goutte d’alcool ne l’aurait détourné du droit chemin. Il faut dire que la Tentation, sûrement après dépôt de bilan, avait débarrassé le dernier verre, la moindre bouteille. Même vide le bar valait encore un clou car au mur, au-dessus de la glace, était accroché un tableau déroutant. Un Buffalo Bill au faciès de lagomorphe, avec chapeau et veste à franges, posait solennellement. Leurs regards se croisèrent. Du moins le visiteur eut la troublante impression que l’autre le scrutait. Sans ses oripeaux, le portrait ressemblait comme deux gouttes de peinture à huile au lapin magicien zozoteur. Sûrement un aïeul, en conclut Lionel qui trouva refuge à la surface du miroir.

Ses grosses mains tâtonnantes y laissèrent leurs empreintes moites, en quête d’un passage secret. Avec un chandail strié, il aurait pu le rayer. Ses ongles aussi, mais il se les rongeait. Une manie dont il était encore plus difficile de se défaire que des menottes au poignet. Ce policier intègre parlait seulement en partie d’expérience, toujours resté du bon côté de la glace sans tain. Quoique ici, ça restait à voir… à voir derrière. Quelqu’un n’était-il pas en train de les surveiller tous les deux depuis l’autre face  ? Leur double pouvait cacher un triple, moins reluisant qu’un Saint Gobain.

Le reflet tout entier du saloon se brouilla.

. Trop de buée pour une seule respiration, tiqua Lionel. La pensée le traversa qu’un esprit malin donnait des sueurs au miroir.

Trois lettres apparurent dans la condensation. OUT. Le fantôme leur montrait la sortie.

– Oh, toto ! Amène-toi ! claironna-t-il.

Son appel se perdit au milieu des notes poussiéreuses de L’homme à l’harmonica. Les mêmes, répétées au piano, que le magicien jouait de mémoire. Nouvelle tentative, un ton plus fort. Yann interrompit sa bande originale pour le rejoindre côté barman.

– Le passage ! jubila-t-il en découvrant l’inscription. Quand je te disais que la musique était le sésame !

– On va en avoir le cœur net tout de suite.

Sept ans de malheur. Ces superstitieuses considérations passaient au dessus du flic déterminé à mettre dans le mille. Une chaise ferait l’affaire.

Observateur, Yann remarqua une escarcelle posée près de la caisse enregistreuse. Ce sachet en cuir d’aspect famélique lui fit repenser à la bourse offerte par les providentiels Milépine avant leur départ. Un pourboire pour la route ? Il en déversa le contenu sur le comptoir. A sa grande surprise, ce fut une pluie de lettres de l’alphabet diverses et variées comme sorties d’un Scrabble.

– Attends ! Attends ! lança-t-il à son binôme avant qu’il n’eut commis l’irréparable.

2 réflexions sur “Les aventuriers de la malle (18)

  1. Bonjour Nico,
    Je reconnais bien là ton style et ton humour… Cela faisais longtemps, il faudrait que je relise des chapitres précédents…
    Bon après-midi,
    Mo

    1. Bonsoir Mo. C’est pour ça que je mets toujours un petit résumé au début. J’espère que tu n’étais pas trop perdue. Merci pour tes retours toujours très encourageants !

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