Les dérives du petit à cran 

D’après Dino Buzatti

Un ami millionnaire m’a offert une nouvelle télé achetée au Japon. Elle présente une particularité. Elle s’allume toutes les fois où quelqu’un parle de vous, où qu’il soit. Le reste du temps elle reste éteinte.

Je l’ai testé. Une image est apparue, montrant ma chère et tendre Florence en plein ébats torrides avec son chef de service, un arriviste falot qu’elle m’avait présenté une fois.

-Que va dire mon mari ? s’inquiétait-elle entre deux coups de rein.

-Il n’en saura rien. Pense à ton avancement.

Mon ami a compati devant ce spectacle lubrique, semblant prendre conscience qu’allumer ce cube d’apparence insignifiante c’était comme ouvrir une boite de pandore.

Dans la foulée je me suis séparé de ma conjointe mais pas de mon téléviseur en dépit des recommandations du millionnaire. On ne reprend pas un cadeau, lui ai-je dit.

J’aurais dû l’écouter.

La petite lucarne, ici réduite à un trou de serrure, m’a appris au fil des visionnages que mes relations appréciaient surtout ma femme. On se tapait une bonne bière en terrasse et moi, je dégustais. En substance, je l’avais mérité ; trop pantouflard, pas assez ambitieux. Je tirais Florence vers le bas, ce à quoi je m’inscrivais en faux, tout du moins sur le plan intime. Combien de fois m’avait-elle répété que je la faisais grimper au rideau ? J’ose espérer que ce n’étaient pas des paroles en l’air.

Un soir, j’ai voulu mettre les choses au clair avec les principaux concernés. Comme je le craignais, ça s’est mal fini, le plus costaud de mon cercle m’ayant mis la tête au carré. Avec le recul je n’aurais pas dû traiter sa femme de gourgandine.

Résultat des courses, à rester devant cette putain de télé, je me suis mis à dos tout le monde.

Peu à peu, on a cessé de parler de moi, ne serait-ce même qu’en mal. L’écran est devenu aussi noir que mes idées. Dans la continuité logique, mon patron m’a remercié sans pot de départ. Le pot, je l’ai pris tout seul chez moi. Jack Daniels me fut d’un bon conseil. Il me dissuadai du suicide, car pour ça il fallait du cran. Moi j’avais l’écran. Petit, celui ci gagnait à s’élargir, en même temps que mon compte en banque.

J’appelai mon ami millionnaire, le dernier à n’avoir pas coupé les ponts avec moi, pour lui exposer mon projet.

-Bill, combien reste-t-il d’exemplaires de cette nouvelle télé ?

-Très peu. Elle avait vocation à être commercialisée mais le gouvernement japonnais a mis son véto au motif qu’elle représentait une menace pour la sécurité nationale. Sans parler du cercle privé. Tu en sais quelque chose, non ?

-Oui, justement. Pourquoi je devrais être le seul à trinquer dans ce bal des faux derches ? Ta télé va ouvrir les yeux au plus grand nombre. Ecoute, voilà comment je vois les choses. Tu m’avances le fric pour ouvrir une franchise. Je m’occupe de la pub. Nos télés s’arrachent comme des petits pains cathodiques. Alors je peux te rembourser et ouvrir d’autres magasins. Qu’est ce que t’en dis ?

– J’en dis que tu es aigri et que tu veux semer le chaos. Compte pas sur moi !

– Bill, tu as parlé de moi pendant une soirée arrosée. Tu évoquais cette télé que tu m’as offerte, venue du pays de Soleil Levant. Tu as dit que les Japs étaient vraiment vicieux pour concevoir un tel prototype. J’ai conservé l’enregistrement. Ca ferait tâche auprès de tes partenaires nippons s’ils en prenaient connaissance.

-Salaud ! Tu bluffes !

– A toi de voir. Florence me reprochait mon manque d’ambition. Je compte bien lui démontrer le contraire. Alors, tu me suis ?

Et bien, croyez le ou pas, Bille m’a suivi. Il a passé une première commande auprès du fabricant pour un prix de gros.

Rapidement, l’engouement a été tel qu’il a fallu multiplier les lignes de production. J’avais vu juste, la télé nombril s’arrachait. Les vêtements aussi, même les yeux au comble de l’hystérie ! Ainsi est la nature humaine. Vos oreilles sifflent quand on parle de vous. Nous avons ajouté l’image en plus du son et les gens voulaient regarder, tout regarder, c’était plus fort qu’eux.

Depuis mon magasin j’ai vu des couples s’écharper dans la rue, des quidams en poursuivre d’autres avec des battes de base ball pour en avoir trop entendu en prime-time sur Ragots TV. Tout un programme !

Ca a commencé à mal tourner pour moi le jour où une horde de téléspectateurs en furie a investi la boutique pour la mettre à sac. J’ai pu m’enfuir par la réserve.

Le fabricant japonais, quant à lui, est sortie de la sienne de réserve. Accusé de propager la discorde et la défiance, il s’en est lavé les mains. Et qui a pris un savon, je vous laisse deviner ?

Sur ordre des autorités, mes dix magasins ont été saisis, le matériel confisqué. Il se dit que des postes se vendent toujours sous le manteau.

Celui qui fut mon ami, impliqué dans ce désordre cathodique, doit me vouer aux gémonies depuis la maison d’arrêt où il attend son jugement. Un simple pressentiment. La télé dans ma cellule, branchée sur l’info en continu, ne le dit pas. Elle reste allumée.

Même quand on ne parle pas de moi.

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