Home sweet home (1)

1. INT. UN GRAND MAGASIN DE MOBILIER ET D’ÉLECTROMÉNAGER

Un homme dans la trentaine, habillé d’un anorak, barbe de 4 jours, portant un sac à dos, se fraye un chemin dans une grande allée entre des clients. Tandis que ces derniers ont plutôt l’air de déambuler, le pas flâneur, notre homme semble savoir où aller.

Il s’arrête devant une cuisine équipée en démonstration. Son visage, inexpressif jusqu’alors, s’illumine d’un sourire de satisfaction assorti d’un hochement de tête.

Il pose son sac à dos sur la table, l’ouvre et en sort des boites de conserve avec lesquelles il commence à remplir un des placards de la cuisine. Il sort une assiette en carton d’un deuxième placard qu’il pose sur la table. Puis il va chercher dans son sac un saucisson qu’il dépose dans l’assiette. Il s’assoit, noue une serviette autour du cou, tire un canif de sa poche et entreprend de découper le saucisson.

Un vendeur surgit alors qu’il porte la fourchette à sa bouche.

VENDEUR
(yeux écarquillés)
Non mais vous faites quoi, là?

L’HOMME
(tout en mâchant) 
Oh, c’est une tradition que je me suis donné… J’appelle ça manger. Je vous sors une assiette?

Le vendeur adoucit sa voix et tente de prendre un ton délicat.

VENDEUR
Monsieur, loin de moi de vouloir vous interdire de manger. Mais vous êtes dans un magasin.

L’HOMME
(en se donnant une claque sur le front comme s’il venait de réaliser)
Ah, c’est ça !

VENDEUR
(sourire crispé, croyant qu’il a compris)
Voilà.

L’HOMME
C’est ça, il n’y a pas de boîte à lettres. Vous pouviez pas savoir.

VENDEUR
(sourcillant)
Savoir?

L’HOMME
Que là c’est chez moi. Bon, c’est sûr, faut que je bosse un peu l’isolation. Ou les voisins vont sentir la graille.

VENDEUR
(ton sec)
C’est chez vous? Vous l’avez payé cette cuisine?

L’HOMME
(soupirant)
L’argent… Toujours cette barrière à la propriété ! Très bien, si vous insistez, donnez moi 6000 euros en cash.

VENDEUR
Quoi?

L’HOMME
C’est la valeur de la cuisine. Vous me les donnez, je vous les redonne juste après, comme ça vous aurez l’impression d’avoir été payé.

VENDEUR
Bon allez, c’est ridicule monsieur, je vous demanderai de sortir, maintenant, s’il vous plait.

L’homme se lève sans donner l’impression de faire attention au vendeur, s’approche de l’évier, tourne les boutons. Rien ne sort.

L’HOMME
(main sur les hanches)Ils m’ont pas encore installé l’eau ! Je vais les appeler et ils vont se bouger, moi je vous le dis !… Je paie déjà assez rien du tout comme ça! (fouille dans ses poches) Vous auriez pas un téléphone, des fois?

VENDEUR
Mais c’est une cuisine de démonstration ! Vous comprenez ça? Les robinets ne peuvent pas marcher !

L’homme le regarde comme s’il venait de parler chinois.

VENDEUR
Bon, je crois qu’on a un petit problème de communication. Attendez moi là, je vais chercher un interprète.

L’HOMME
Je vous en prie ! Et si vous pouviez appeler le service des eaux, en même temps.

2. INT. MAGASIN

Le vendeur remonte au fond du magasin, accompagné d’un vigile.

VENDEUR
(au vigile)
Ou bien il est débile, ou il le fait exprès.

3.INT. cuisine d’expo

Le pseudo propriétaire n’a pas attendu. Le vendeur ramasse un mot laissé sur la table. Il le lit:

VENDEUR
Si vous me cherchez je suis dans le salon.

VIGILE
D’accord, mais lequel?

Des éclats de voix les mettent sur la voie. Ils s’en vont aussitôt dans leur direction.

4. INT. salon d’exposition

Un vendeur tente d’empêcher notre drôle de personnage d’allumer un feu dans une cheminée à insert. Des clients observent la scène, incrédules.

VENDEUR
(en essayant de lui prendre des mains)
Donnez moi ce briquet !

L’HOMME
Les radiateurs électriques ne marchent pas ! Comment vous voulez que je me chauffe?

Le collège et le vigile interviennent.

VENDEUR SALON
(au vigile)Ah, vous arrivez bien! Il a mis du papier journal dans l’âtre pour faire un feu !Je vous laisse avec cet énergumène !

Le vigile s’approche de l’homme accroupi en train d’allumer le feu.

VIGILE
(sur un ton peu amène) Service de sécurité du magasin, vous allez me suivre s’il vous plait?

VENDEUR SALON
Faites gaffe, il a un briquet.

L’HOMME
(en se relevant)
Maintenant? Ecoutez, ça m’arrange pas ! Je dois pendre ma crémaillère.

VIGILE
(en gueulant)
Vous sortez ou je vous sors moi même !

Deux individus, d’allure de SDF, s’approchent du salon d’expo. L’un d’eux a une bouteille de vin à la main.

L’HOMME
Ah, mes invités arrivent.

VENDEUR CUISINE
(au vigile)
Vous les avez laissés entrer?

VIGILE
Je peux pas être partout !

Le pseudo hôte de maison fait une accolade aux deux hommes en leur tapotant le dos avec affection.

L’HOMME
Vous avez fait bonne route? Vous n’avez pas eu de mal à trouver?

UN INVITE
Un peu si,tous les salons se ressemblent un peu dans le coin.

L’HOMME
Oh, une bouteille! Oh fallait pas !(en embrassant le salon d’un geste ample) Donc,ma salle à manger.(en montrant les vendeurs et le vigile) Et ces messieurs, des voisins, qui m’ont fait une petite visite de courtoisie.

VIGILE
(en sortant son talkie) C’est ça, vous en allez en avoir une autre de visite, c’est moi qui vous le dit, gardez une mousse au frais.

5. EXT. MAGASIN DE MOBILIER

Une voiture de police stationnée devant l’entrée, gyrophare tournoyant.

6. INT. POSTE DE POLICE

Notre homme, qu’on appellera Fred, patiente sur un banc. Il parait absorbé dans ses pensées. Un policier passe.

FRED
(en levant ses mains menottées) 
Pardon, quand est-ce que je pourrai avoir la clé?

FLIC
Quoi? Des menottes?

FRED
Non, de la chambre.

Il indique la cellule de garde à vue qui se trouve en face de lui. Deux hommes sont à l’intérieur, un Africain et un jeune en baggy, des dreads sur la tête , adossé contre le mur effrité.

FLIC
De la chambre? Tu veux pas une suite, non plus?

FRED
(avec un sourire malicieux)
Ben ça dépend si vous classez le dossier sans suite.

FRED
(en s’éloignant) Très drôle ça, t’as sucé un clown?

7. INT. POSTE DE POLICE. BUREAU D’un fonctionnaire

Fred fait face à un officier de police en uniforme. Celui ci a une cinquantaine d’années bien tassée, dans les deux sens du terme au regard de ses rides prononcées. Il porte une belle moustache gauloise très seyante.

Il tapote sur un clavier, un oeil sur l’écran et un autre sur Fred.

POLICIER
(avec l’accent du Sud Est)
Bon, Frédéric Gignac, c’est ça? Je vois que vous êtes inconnu de nos fichiers.

FRED
Si c’était que de vos fichiers… Je suis inconnu pour la société.

POLICiER
Épargnez moi vos formules, vous voulez-bien. Parlez moi plutôt de votre petit numéro dans l’enseigne?

FRED
Vous savez ce que c’est? Vous visitez un appart et on vous dit que vous rentrez pas dans les critères.

POLICIER
Les salons et les cuisines d’exposition, c’est ce que vous appelez des appartements?

FRED
Ils présentent ça comme des pièces à vivre. Alors moi je viens y vivre.

POLICIER
(ironique)
Bien sûr, rien de plus normal. Moi même j’étais à me dire l’autre jour: tiens, pourquoi je n’irais pas habiter dans un magasin de meubles? Remarquez, c’est pas idiot, c’est tout équipé.

FRED
Mais vous, vous avez votre maison. Partout c’est chez moi, vu que je vis nulle part.

POLICIER
Et donc vous prenez vos aises partout, jusque dans les magasins! Vous comprenez que votre petit spectacle n’a pas dû être du goût de la direction du Meublorama. Elle peut passer l’éponge ou se réserver le droit de porter plainte.

FRED
Je pensais pas à mal. En m’installant, j’apportais un petit supplément d’âme à leur décor. C’est froid une pièce inhabitée, vous êtes d’accord? Poussez le chauffage autant que vous voudrez, s’il n’y a pas d’âme ça restera froid.

POLICIER
(en réfléchissant) C’est une façon de voir… Mais bon, mettons qu’on vous tolère à habiter une cuisine, un salon d’exposition. Toute la journée, toute la semaine, des clients passent, vous montrent du doigt.C’est ça que vous voulez? Vivre comme un singe de zoo?

FRED
Ça fait 1 an que je suis dans la rue, vous savez. J’ai de l’entrainement.

POLICiER
(soupirant)Bon. Ecoutez on en reste là pour l’instant. Vous savez qu’il y a un foyer d’hébergement, rue Gambetta? Allez-y, il va faire froid cette nuit.

FRED
Un foyer? Parce qu’on ne dort pas là?

POLICIER
Il n’y a pas eu violence, c’est resté plutôt bon enfant, dans l’immédiat il n’y a pas lieu de vous mettre en garde à vue. Pas pour le moment, du moins. Mais restez dans le secteur. Ok?

FRED
Enfin , ne me dites pas que c’est complet ! J’ai vu des bancs libres tout à l’heure.

POLICIER
c’est vrai que si on change deux lettres à police ça peut faire palace, mais non ! On ne fait pas hôtel.

FRED
Il y a bien un hôtel de police.

POLICIER
(en se levant, lassé)
Le foyer ouvre à 18h. Je vous libère.

FRED
Et si je refuse de sortir? Vous serez bien forcé de me garder.

POLICIER
(sourcillant)On peut faire venir des infirmiers aussi. Ils vous feront passer un petit examen complet… Parce que là, je vous écoute, vous m’avez l’air un peu fragile !

FRED
(sourire crispé) Ah non mais c’était pour rire! Et puis alors vous savez, les examens et moi ça fait deux. (en se levant)J’y vais, donc. (en indiquant la porte) La sortie, c’est par là?

(à suivre)