Un deux trois sommeil

Il est tard, tu te glisses douillettement à l’intérieur de ta couette, tes stores oculaires se baissent et imagine surgir le marchand de sable sous les traits d’un présentateur télé, genre bien mis et lavé comme il faut, tel l’inoxydable Michel Drucker. Ce dernier t’interpelle, sur un ton de maître de cérémonie. – Bonsoir monsieur et bienvenue en cette 10 000e nuit de sommeil ! Une nuit que je vous promets exceptionnelle avec plein de surprises ! Drucker t’annonce la couleur, ça va être festoyant, pimpant, éblouissant, un ton en rupture avec celui de Morphée, son prédécesseur, qui t’emmenait sans paillettes vers le pays des songes. Sans plus tarder, l’animateur te présente les temps forts de la nuit. -A 4h12, retrouvez un rêve inédit ! Il y aura des nuages blancs et vous chevaucherez une licorne aux côtés de votre collègue de bureau, celle que vous aimez en secret, je ne vous en dis pas plus ! Suivra à 4h18 un cauchemar en noir et blanc, totalement muet. La licorne vous désarçonnera et vous tomberez, tomberez, tomberez… Vous atterrirez tout nu en plein milieu d’un open-space… aux pieds de votre collègue de bureau, celle que vous aimez en secret, je ne vous en dis pas plus ! Enfin à 4h34, vous ferez un rêve étrange et pénétrant, totalement classé X avec votre collègue de bureau… Stooop ! Tu ne veux pas en savoir plus ! Tu rallumes la lumière et t’en remet à un bon livre pour t’endormir. Un chapitre plus tard, nouvelle extinction des feux, avec l’espoir de trouver une scène vide. Raté ! Le commentateur attendait la reprise du direct. -De retour en cette 10 000e nuit de sommeil. J’espère que vous avez apprécié cet intermède littéraire. Et sans plus tarder, le zapping de la journée ! Commence alors une futile rétrospective, qui s’ouvre sur le décès de l’imprimante au boulot et s’achève en apothéose avec le vomi de chat sur la couette. Ta mémoire te ressasse les mêmes images en boucle. Stooop ! Comment on change de chaîne ? Toi seul peux te plaindre au directeur des programmes– à moins de loger là-haut des locataires équipés d’une parabole- et tu décides de te faire entendre. Grognements, soupirs… Ton traversin fait les frais de ton irritation, tu le retournes avec la même délicatesse qu’un catcheur. Tu te frottes les paupières avec vigueur et ton champ de vision s’embrase d’une infinité de tâches de lumières, un véritable feu d’artifice. L’animateur refait très vite son apparition, plus enjoué que jamais. -Vous venez de regarder le flash de lumières de la mi-nuit. Prochaine édition, quand vous voulez ! Et maintenant, transportons-nous au pré de Ma Blonde, où il fait bon dormir, pour une course d’obstacles ! Cette fois-ci, les moutons ne sont pas devant le petit écran mais dedans. Point d’athlète au départ de ce 100 mètres haie, mais de sympathiques ovins dont certains n’ont pas leur manteau –ceux-là ont dû courir jusqu’à perdre la laine. Pan ! C’est parti ! Le silence y dort, mais pas l’horripilant maître de soirée installé derrière le micro. C’est Patrick Montel et Nelson Monfort réunis dans un même corps. – Le mouton 1 franchit la haie, talonné par le mouton 2 qui précède le mouton 3. Quelle course fabuleuse ! Au tour du mouton 4… Mais qui aperçois-je derrière lui ? Le mouton 5 ! Attention au mouton 6 qui n’a pas dit son dernier Meeeh !… Les ruminants se succèdent, leur numéro égrené par Patrick Monfort. Tu espères qu’un événement va enrayer cette emmerdifiante litanie ; des moutons punks qui sauteraient à contre-courant, un grand blond frisé qui raterait la haie, un vilain petit mouton noir, le caillou dans les sabots. Mais rien. Du moins pas dans tes souvenirs, car tu recouvres tes esprits au petit matin. Tu ne saurais dire si les rêves au programme étaient de qualité, t’étant endormi avant. Un comble ! Tu pars pour une nouvelle journée de labeur et tu seras que tu te coucheras fatigué. Mais ce n’est pas grave, car le marchand de sable sera comme chaque nuit en pleine forme.   « Les rêves ont été inventés pour qu’on ne s’ennuie pas pendant le sommeil » Pierre Dac

Léo se met au vert

EXT. l’entrée du Jardin du Luxembourg
Un jour de soleil. Des promeneurs vont et viennent entre les grilles du parc, et parmi eux Léo, un jeune homme à l’air lunaire. Il s’engage dans l’allée principale bordée de pelouse.

ext. un manège de chevaux

Une musique de carrousel accompagne les chevaux de bois qui tournent, tournent… Des parents avec des poussettes font coucou à leurs enfants sur les canassons. Léo s’approche.

Les chevaux de bois prennent soudain vie. Ils se débinent du manège les uns après les autre en emmenant sur leur dos leurs petits cavaliers. Hurlements de panique des parents ! Les chevaux galopent dans l’allée principale jusqu’à sortir du parc.

ext. UN SENS GIRATOIRE

Les chevaux de bois vivants surgissent dans le rond point. Les bagnoles engagées au même moment pilent à mort pour les éviter et se carambolent. Les chevaux font plusieurs tours de rond point. Tandis que des conducteurs accidentés descendus de voiture s’invectivent, d’autres regardent le manège, ébahis. Un concert de klaxons à l’arrière s’estompe au fur et à mesure que monte une musique de carrousel. Et les chevaux tournent, tournent…

ext. LE MANÈGE

Léo se frotte les yeux comme pour se réveiller. Les canassons sont toujours dans le manège. Tout est normal. Il s’éloigne furtivement.

EXT. un grand bassin

Des gens sont installés sur des chaises tout autour du plan d’eau. Léo promène sa carcasse dégingandée jusqu’au bord du bassin. Il tourne la tête vers un vieux monsieur à côté de lui, assis sur une chaise, en train de dessiner le parc. Un gamin qu’on suppose être son petit fils fait flotter un bateau au bord du bassin. L’enfant abandonne son bateau et va voir le grand père.

« Papi ! Je peux avoir une glace? »

Le dessinateur ne répond pas, absorbé par son oeuvre. Le gosse s’impatiente, le tire par le bras.

« Papiiii ! »

L’artiste pousse un soupir, donne encore quelques petits coups de crayon avant de poser son support.

« Bon d’accord, viens avec moi. »

Le grand père s’en va avec l’enfant, en abandonnant son dessin.

Léo se lève pour admirer l’oeuvre qui représente le cadre avec le bassin et des arbres magnifiques en arrière plan. Léo jette des coups d’oeil de voleur autour de lui, prend le dessin et son support et commence à crayonner dessus. Il ajoute un arbre très sommaire comme ceux que font les enfants.

Un arbre atypique jaillit au milieu du parc. On dirait du mauvais travail de décorateur de cinéma, du carton pâte grossier. Les promeneurs se pressent vers cette incongruité végétale sortie soudainement de terre. Léo examine le crayon magique, perplexe. Il gomme alors ses dégâts. L’arbre s’estompe de la réalité, comme effacé par une main divine. Léo repose le calepin et s’éloigne en sifflotant d’un air innocent.

EXT. PELOUSE DU PARC

Séance de frisbee canin. Un homme en short et t shirt lance un frisbee que son petit chien réceptionne en plein vol au prix d’un beau saut. L’homme caresse son chien qui lui ramène le frisbee avant de lancer une nouvelle fois l’objet.

Une mini soucoupe volante se pose un peu plus loin sur l’herbe.

Le chien attrape le frisbee au vol mais délaisse vite celui-ci pour la minuscule soucoupe à côté de lui. Il s’approche de l’appareil, le renifle avant de le mettre dans sa gueule et de le ramener à son maître.

[B]le maître
[/B]
(en prenant la soucoupe de sa gueule) Qu’est-ce que tu m’as ramené?

L’homme examine le petit engin intrigué avant de le balancer comme un frisbee. La soucoupe plane. Le chien, croyant à un jeu, s’élance pour le cueillir au vol. Mais au moment où ses crocs vont la happer, la soucoupe fait une accélération à la vitesse de la lumière. Un éclair monte vers le ciel. Le chien, autant surpris qu’effrayé par ce phénomène, trouve refuge entre les jambes de son maître en couinant.

EXT Un théâtre de marionnettes

C’est un castelet ambulant installé sur l’espace vert. Face à un parterre d’enfants émerveillés, un marionnettiste caché anime un Polichinelle à fils. Léo s’arrête quelques instants devant le spectacle, sourit avec amusement.

Un filin tombe du ciel comme un éclair et se fiche sur son bras droit. Schlak ! Distrait par le spectacle, Léo ne s’aperçoit de rien. Un deuxième filin s’abat sur son autre bras. Schlak ! Notre héros réalise ce qui lui arrive quand il ne se sent plus maître de ses bras. Un marionnettiste invisible les lui lève et les abaisse avec les filins.
Le jeune homme se tortille pour se libérer mais ses jambes, à leur tour, sont frappées par la mystérieuse fibre fulgurante. Nous prenons un peu de hauteur et découvrons une araignée géante juchée sur une grosse branche d’arbre. Léo est prisonnier des filins de l’arachnide qui l’anime comme un pantin. Un coup les jambes, un coup les bras… Léo ouvre une bouche et des yeux d’effroi. Devant lui, à la place des jeunes spectateurs, un public d’araignées gigantesques qui applaudissent de leurs 8 pattes. Un hurlement sort du profond de sa gorge.

Retour sans transition à la réalité. Une araignée pend juste devant ses yeux. Léo l’écarte avec dégoût. Il voit alors que les enfants se sont tous retournés et le regardent bizarrement. Il leur fait un petit coucou de la main, avec un sourire gêné, avant de s’éclipser…

EXT. UN BANC

Léo s’arrête sur celui-ci et sort un livre de sa poche. Il l’ouvre, mais son attention est vite détournée par le défilé des joggeurs. Deux coureurs passent, fringants. Un troisième surgit peu après mais est victime d’une déchirure. Le pauvre se met à clopiner en grimaçant de douleur avant de s’asseoir par terre en se tenant la jambe.

Léo se lève et s’approche de lui.

LEO
Vous voulez que j’appelle les secours?

Il prend son « Aie! » pour un consentement et prend son portable.

LEO
Allo le Samu?…

Ellipse. Il se rassoit sur son banc et entame sa lecture. Il lève la tête quand surgissent deux brancardiers atypiques, en basket et courant avec une civière. L’un des brancardiers, le visage un peu rouge, sort un chronomètre de sa poche de blouse.

BRANCARDIER
2mn 33, 5 dixième, pas mal

Le brancardier sort une bouteille d’eau, s’asperge le visage avec, avant de la tendre à son collègue qui en fait de même. Tous deux font s’allonger le blessé sur la civière. Rien que de très normal jusqu’à ce qu’ils posent un genou par terre en position de startin block. Le blessé allongé tire un coup de revolver en l’air sonnant le départ des brancardiers… au sprint !

Léo se replonge dans son livre. Sa concentration se trouve compromise une nouvelle fois à l’arrivée d’un homme habillé en mousquetaire, tout en panache. Le Mousquetaire tire un pic à papier de son fourreau pour ramasser un détritus par terre et le mettre dans une poubelle.

Une bourrasque fait voltiger un papier. Le fantassin se lance à sa poursuite et se retrouve face à un autre Mousquetaire. Le papier atterrit entre les deux hommes. Ces derniers se jaugent brièvement puis se mettent en position d’escrime. Chacun bondit et plante son instrument dans le même papelard. Les Mousquetaires se départagent le déchet dans un combat au pic à papier. Ca fouraille sec jusqu’au coup de sifflet d’un policier municipal qui surgit dans la seconde. Les duellistes repartent fissa de leur côté en piquant ici et là des papiers qui traînent. Regard sévère du flic.

(à suivre)