Les aventuriers de la malle (17)

Dans l’épisode précédent: Naïa la sirène dépose Coline sur une île mystérieuse pourvue d’un phare

Contre vents et marées, ce géant d’albâtre dressé sur un éperon rocheux, tenait le devant de la scène. Non loin sur le rivage, une reproduction lui donnait la réplique, en silence. Qui faisait de l’ombre à l’autre ? D’un certain point de vue, la copie en sable humide surpassait le modèle. Les maçons en culottes courtes, et autre petits Vauban du dimanche pouvaient en prendre du grain.

Coline se revoyait gamine sur la plage, avec sa pelle et son seau, laissant libre court à sa fibre artistique. Les pyramides d’Égypte revues et corrigées. Ses parents l’encourageant poliment dans ses élans avant-gardistes. Une nouvelle vague architecturale bien éphémère, engloutie par d’autres, au retour de la marée.

Il eut été dommage que le phare miniature ici présent, nettement plus abouti, subisse le même sort. Une prouesse, une tour de force haute d’un bon mètre, fidèle à l’original jusqu’au moindre détail. L’arrivante admira l’ouvrage sous tous les angles, éblouie. D’ailleurs il ne devait manquer que la lanterne : coupole arrondie et balcon circulaire coiffaient le sommet dans le respect des proportions d’ensemble. Du vrai travail d’orfèvre. Des mouettes saluaient l’artiste de leurs cris stridents.

– Coliiiine !

Quelqu’un l’appelait depuis les entrailles de la maquette. La voix plaintive, lancinante, traversait les parois aveugles. Aveugles mais pas muettes. Le témoin se gratta les esgourdes, voulant croire à une hallucination auditive. Certains sculpteurs avaient bien la réputation d’être habités par leur œuvre, et vice-versa. Seulement leur tête seule n’aurait jamais pu y rentrer, et dieu sait si certains l’avaient démesurée.

La voix reprit, plus empressée, allongeant toujours les syllabes.

– C’est moi, Lucaaas !

Elle reconnaissait bien son fiancé, ce grand discret capable de se faire tout petit. Mais autant dire que sur ce coup là il s’était surpassé ! Déjà éclaboussée d’irrationnel, Coline resta en arrêt devant cette nouvelle flaque, se demandant si elle devait la contourner sagement ou sauter dedans à pieds joints. C’est impossible, ça ne peut pas être LUI, rejeta-t-elle, cramponnée au garde-fou de la raison. Une folie en soi car ledit parapet perdait ses boulons les uns après les autres. Ne regarde surtout pas en bas, lui dissuada son bon sens. Ce qu’elle fit pourtant à la recherche du petit grain qui pourrait enrayer sa délirante plongée.

Des bases rationnelles vacillantes d’un côté, et de l’autre une construction bâtie sur du sable. Mais du sable tellement dur que l’exploratrice l’aurait cru mélangé à de la chaux. Son trident s’y enfonça à peine, impuissant comme une fourchette devant une chipolata trop cuite. Du solide. La résistance d’un totem où venait se prosterner la marée montante.

– Lucas ? …C’est… toi là dessous ? bafouilla la blondinette en piquant la paroi à divers endroits.

Une chose de sûre, il n’y avait pas de place pour deux. Ni même pour un, tout bien considéré. Les dimensions posaient problème. Surtout la quatrième, se dit l’observatrice en voyant surgir une sorte de sas en bas du sémaphore. Une porte apparue par l’opération du saint Esprit , dont la clé ouvrait peut-être toutes les autres. Une mini clé dans une mini serrure.

– Lucas ? appela-t-elle penchée vers le trou mystérieux.

– Rentre ici, lui intima la voix.

D’autres auraient compris :« rétrécis ». Ce qui revenait au même, in fine. Preuve en est avec ce changement de perspective pour le moins inopiné. En effet, sans comprendre comment, Coline se retrouva subitement à l’intérieur du phare, dans le hall.

Le rez-de-chaussée reconfiguré à son échelle (ou l’inverse?) devait faire dix mètres carrés Devant elle, un escalier en colimaçon se tortillait au milieu de quatre murs couleur beige. Un degré supplémentaire vers l’inouï et combien jusqu’en haut ? L’intruse, depuis le cage, ne pouvait distinguer le sommet de la spirale perdu dans la pénombre. Déjà son stress montait les marches quatre à quatre. Elle n’attendit pas qu’il redescende pour chercher la sortie.

Hélas, le passage secret s’était refermé, pareil à des sables mouvants prompts à effacer leurs méfaits. Si ce n’est qu’ici le sédiment était compact comme du béton. Coline s’y esquinta des ongles préalablement rongés dans le désordre. Appuyée contre la paroi, elle entreprit d’analyser la situation avec tout le sang froid possible.

Ok, donc un mauvais génie la mettait au pied du mur à proprement parler. Qu’à cela ne tienne, si elle ne pouvait pas passer à travers, alors peut-être par en dessous ? Le tapis, humide et onctueux, étouffait le bruit de ses pas. Le silence l’enveloppait tel un linceul. Mais pas question de laisser cet endroit devenir son caveau ! Peu importe où menait le colimaçon (pour être aussi tortueux ça devait être en enfer) la captive se mit en quête d’une alternative. Elle entreprit un travail de fouissage, espérant creuser autre chose que sa sépulture.

Une soudaine odeur déplaisante l’arrêta dans sa tâche. Poisson avarié, déchets oubliées, une seule certitude, ça empestait plus haut que son cul. Coline, le nez sur le qui-vive, en rechercha la source. Un seul chemin menait à l’arôme, en l’occurrence l’escalier où elle entendait des bruits de pas lourds et spongieux.

La jeune femme sentit son cœur monter dans les tours. Pied sur le frein, elle dut admettre qu’une présence nauséabonde hantait ces lieux. Dans le meilleur des cas, ce quelqu’un ou quelque chose était de bonne décomposition. Ou peut-être qu’une personne descendait simplement ses poubelles ?

– Qui est là ?… c’est toi, Lucas, ?

Un grognement bestial lui parvint, assorti aux effluves pestilentiels. Son bien-aimé n’en produisait jamais de tels, même au réveil ! Elle s’en voulut d’avoir cédé à cette voix faussement familière l’appelant par son prénom. Autant regarder l’irréalité en face, ça n’avait jamais été Lucas mais un leurre. Un leurre de la Hammer, cette célèbre fabrique de monstres ? Du cinéma sensoriel avec l’odeur, le son, et prochainement l’image. Les halètements inhumains auguraient une projection non pas en noir et blanc mais en rouge vermeil. Cette perspective sanglante sortit la spectatrice de sa léthargie terrifiée.

Portée par l’adrénaline, elle fit pleuvoir une grêle de horions sur l’un des murs. Pieds et poings décuplés y laissèrent des marques argileuses superficielles. Du sable tombait en mince filet. Il faudrait du temps pour abattre la paroi. A Jéricho les Hébreux avaient mis sept jours, d’après la Bible. Les coups désespérés et les cris remplaçaient les trompettes. Mais qui entendrait ses appels ? Dieu sait où se trouvaient Yann et Lionel en ce moment. Quant à Naïa, elle avait repris le large avec sa baignoire.

Enfin, le gardien du phare arriva au bas des marches. Sa dernière toilette pouvait remonter à la veille comme au Déluge. Difficile à dire. Même propre, un poulpe sentait toujours le poulpe.

Glacée d’effroi, Coline aurait voulu plonger à vingt mille lieues sous l’eau, oubliant que les abysses abritaient une faune tout aussi cauchemardesque. Au plus profond des mers, Naïa lui serait peut-être venue en aide. Mais ici, au sec, mieux valait ne pas trop compter sur une sirène qui devait faire cinquante kilos toute mouillée et avait un intérêt vital à le rester.

A la vue du monstre, l’Humaine réprima un haut-le-cœur, comme en proie au mal de terre. Elle le sentait chez lui dans son élément bien que certains indices trahissaient des origines aquatiques. La créature d’au moins deux mètres avait indéniablement le pied marin. Ses larges palmes assorties à des tentacules fébriles en faisaient un croisement incongru entre un canard et une pieuvre bipède. Quatre yeux rougeâtres, pareils à des cerises gélifiées posé sur un gros tas de gélatine noir, fixaient l’intruse. Cette dernière, autrement plus appétissante se savait au menu. Pour le moment, mis à part ses cheveux sur la tête, rien n’était dressé. Il manquait une fourchette, un couteau, et surtout le trident resté aux portes du phare. Repliée dans un coin de la souricière, Coline cherchait des armes alternatives. Quelques coquillages aux bords coupants ne refroidiraient pas les ardeurs hospitalières d’une pieuvre aux bras grands ouverts. Huit tentacules tâtaient le terrain jusqu’à leur cible.

Le cœur au bord des lèvres, la jeune femme luttait pour garder son sang froid. Si elle avait au moins gardé ses chaussures, elle aurait pu les jeter vers l’importun. Elle tenta de l’éloigner par de grands gestes d’effarouchement. Mais ce qui était efficace avec le chat du voisin entré illicitement sur votre terrain avait moins d’effet sur un octopode.

– Va-t-en ! Allez, ouste !

Bien que terrifiée, notre héroïne en avait encore dans le ventre. La bête immonde un peu moins. Ses entrailles grondaient, du plus profond desquelles monta un son. A mi chemin entre un brame de cervidé et un gargouillement d’évier bouché. Comment cette même « chose » a-t-elle pu me parler tout à l’heure ? La première explication était que sa langue pendue hors de sa gueule élastique en maniait une autre, parmi les plus usitées chez les Humains. Cet invertébré réputé très intelligent pouvait avoir gravi l’escalier de l’évolution, une marche après l’autre. Dans ce caspourquoi est-il redescendu ? se demanda Coline qui tenta un dialogue.

– Bel ouvrage ! C’est du solide, approuva-t-elle en tapotant le mur comme une chef de chantier.

Le compliment laissa complètement indifférent l’occupant, pas tant en quête d’un maître d’œuvre que d’un hors d’œuvre. Si Coline avait été une sauce, elle aurait déjà tourné, en rond dans une pièce bien trop petite pour deux. Une occasion se présenta de filer par l’escalier mais elle y renonça, pressentant une voie sans issue.

Trouve un truc pour l’impressionner !

Une idée lui vint sur le tas. Un petit monticule de sable amoncelé contre le mur, encore un peu humide. La belle modela grossièrement une tour pour en appeler à la fibre artistique du poulpe. Elle espérait que celui-ci n’en fût pas dépourvu.

– Regarde ! Moi aussi je sais faire des châteaux, lui dit-elle, prête à évacuer le chantier si les tentacules devenaient trop entreprenants. 

Gagné ! La bête marqua un arrêt, intriguée par sa démarche architecturale. Du moins l’artiste crut déceler une expression de curiosité dans ses quatre yeux globuleux jusque là insondables. Elle la vit se gratter un menton difficilement localisable au sein de cet amalgame adipeux où bouche et estomac ne faisaient qu’un. Il devait chercher un sens à sa création, un message.

Coline espérait que son talent très relatif en la matière ferait suffisamment illusion pour se voir ouvrir des portes. Si possible la porte de sortie.

– C’est un donjon… T’en as jamais vu, j’suis sûr. Autour je creuse les douves, commenta-t-elle en sillonnant du doigt. Et là, les ouvertures…

Le rendu artistique divisait. Des tentacules enthousiastes applaudirent, d’autres tournèrent un pouce sentencieux vers le sol, quelques unes se croisèrent avec indifférence. Un râle, venu du plus profond des entrailles lovecraftiennes remit tout ce petit monde d’accord. Ce pâté informe n’apportait aucune pierre à l’édifice. En revanche, la sculptrice pouvait apporter un bon repas. Alors pourquoi attendre plus longtemps ?

Deux bras hostiles s’élancèrent vers leur proie. Coline fit un bond de côté. Un autre appendice, qui avait anticipé la manœuvre, agrippa sa jambe droite. Direction un rond-point monstrueux à la gueule béante d’où elle ne ressortirait pas vivante. La place de l’Étoile en version octopode. Traînée sur le sable, elle se saisit au vol d’un coquillage dont elle planta l’arête dans la chair visqueuse avec toute la sauvagerie du désespoir. L’étreinte se desserra. Libérée mais pas délivrée, la récalcitrante rampa sur les fesses pour s’adosser contre une paroi. Mais ici ou ailleurs, la « Chose » en ferait son repas.

La situation était sans appel, même au secours. Nul ne pouvait échapper à cette estomac sur pattes. Sauf un miracle, la prochaine charge serait la bonne.

Dehors il devait faire encore grand soleil. A l’intérieur, une obscurité organique.

Dans une sorte de terreur résignée, Coline, repensa à tout ce qu’elle aurait pu construire. Un foyer aux bases encore plus solides que cette tour de sable. Son dernier espoir était qu’un tsunami grille la politesse au monstre. L’océan vorace l’engloutirait et toute cette construction avec elle. Comme portée par Neptune, le petit poisson se releva d’un bond pour défier le prédateur.

– Tiens, si je pouvais, voilà ce que j’en ferais de ton repaire !

Et d’écraser du pied son donjon miniature.

Alors ce fut comme si une démente avait passé ses nerfs en belote sur un château de cartes. Le chaos. Tout l’édifice se mit en mode vibreur. Des fissures anarchiques cisaillèrent les murs, pareilles à des éclairs promettant le déluge. La suite montra que c’étaient des annonces en l’air. D’abord juste un saupoudrage de grains, ensuite le sablier, sans doute pressé d’en finir, précipita au sol d’énormes blocs. Le poulpe, bien connu pour ses facultés d’adaptation, ouvrit ses tentacules en parapluie. Ouvrir un pépin à l’intérieur porte malheur, dit-on.

La bestiole n’était pas superstitieuse. Coline non plus, d’autant moins que le toit du phare vivait ses derniers instants. Et elle aussi, dans sa grande conviction.

L’escalier en colimaçon s’effondra. Puis toute la structure suivit le mouvement.

***

Une autruche tout ébouriffée sortit la tête du sable. Ou fallait-il voir une trépassée rappelée à la vie après l’ultime pelletée ? Une plagiste ensevelie, incommodée par des petites bêtes ? Ses yeux hagards et terrifiés cherchaient plutôt la très grosse dans les ruines d’un cauchemar collé à la peau. Elle déblaya ses jambes avec la fébrilité d’un chien secouriste. Après état des lieux anatomique, le compte y était. La suite dirait si, une fois à l’air libre, la pieuvre numéroterait aussi ses abattis. Huit appendices selon le dernier inventaire, toutes dévolues à la reconstruction d’un phare aux décombres insignifiants. Au mieux il restait matière pour quelques pâtés de sable. Le colosse, en s’effondrant, avait retrouvé son échelle d’origine, ainsi que sa prisonnière. Par voie de conséquence la taille du monstre avoir été réajustée dans les mêmes proportions. Peu importe le résultat, Coline voulait se trouver loin, le plus loin possible au premier frémissement du sable. Au moins à l’abri dans le phare, le vrai où, espérait-elle, nulle abomination tentaculaire ne l’attendait au tournant d’escalier.

Les vagues éternelles roulaient genèse, chacune y allant de son offrande d’écume. La rescapée s’y plongea corps perdu pour se nettoyer. L’eau était tiède.

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2 réflexions sur “Les aventuriers de la malle (17)

  1. Bonjour Nico,
    j’avais raté cet épisode, c’était le jour de notre retour en Ile de France, pas de PC lors de notre séjour breton…
    Ton roman devient de plus en plus fantastique. Et toujours avec ces jeux de mots qui m’amusent beaucoup!
    Bon après-midi.
    Mo

    1. Bonsoir Mo.
      Je suis ravi de t’embarquer sur cette île fantastique qui n’est pas encore sur les cartes. Merci pour tes commentaires toujours encourageants.

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