Les aventuriers de la malle (16)

dans l’épisode précédent: Coline se retrouve séparée du groupe, aspirée par un vortex. Elle est sauvée de la noyade par une sirène qui passait par là avec sa baignoire. Une sirène attentive à son hygiène, vous l’aurez compris.

– Toute cette immensité, parfois ça me file le cafard, confessa la sirène. Alors cette plage d’intimité m’aide à me recentrer sur moi-même. A me poser les vraies questions, tu vois ? Qui suis-je vraiment ? Ou vais-je ? Mais je m’assoupis toujours avant de trouver la réponse.

Philosophe et navigatrice capable de voguer les yeux fermés. Un vrai poisson dans l’eau adepte du sommeil en apnée. Qui, du vent inexistant ou de la sirène immergée jusqu’à la tête, retiendrait le plus longtemps son souffle ? Trouvant le moment mal choisi pour une compétition, Coline siffla la fin du jeu en envoyant des vaguelettes.

. – Hé ho, réveille-toi !

Une bouille refit surface, aux yeux bleus limpides pareils à des gouttes non pas tombées du ciel, mais c’était tout comme. Si ce n’est qu’elles ne s’évaporaient pas au soleil déjà haut. Coline voulait y voir deux perles de rosée perpétuelle, signes de bénédiction.

– Il faut que je rejoigne la côte. Tu veux bien m’y conduire, dis ?

Le bain était tiède. Peu importe, dans le cas présent, on ne serait pas allé plus vite avec ou sans vapeur. Encore fallait-il s’entendre sur le cap. Bientôt aussi propre qu’un nom dans l’annuaire, la savonneuse des abysses se tortilla de tous les côtés, l’air de chercher sa serviette. Puis désignant l’horizon derrière elle :

– Là-bas, il y a une île.

Sa voisine ne la distinguait pas malgré ses lunettes.

– Déserte ?

Auquel cas, il n’y avait nulle part où sonner et partout où robinsonner.

– La dernière fois que je m’en suis approchée, c’était allumé.

– Et c’est loin ?

– En poussant bien, on peut y arriver avant la nuit.

Il n’était plus temps de mouiller l’encre mais la chemise. Et qu’importe si aucune de ces demoiselles n’en portait. Ni une ni deux, la plus aquatique des deux se jeta à l’eau.

Une soudaine accélération plaqua Coline contre la paroi d’émail. Tout aussi surpris, les flots blanchirent au passage de la baignoire soudain muée en hors-bord. L’occupante laissait à d’autres le calcul des nœuds, seulement apte à les démêler avec un bon shampoing. En se retournant vers la poupe, cramponnée au rebord, elle découvrit un nouveau moteur hybride, mi femme-mi poisson.

La sirène donnait l’impulsion à la force conjuguée de ses bras et de son appendice caudal qui brassait fébrilement l’écume. Autant dire qu’elle en avait encore sous la nageoire. Sa vis-à vis, aussi impressionnée fut-elle, la voyait cependant mal tenir la distance.

– Tu vas pas attraper une crampe ?

– Penses-tu, j’ai l’habitude !

L’une poussait le drôle d’objet flottant et l’autre les présentations pour une meilleure connaissance mutuelle. La dévouée autochtone se prêta au jeu sans tortiller, si ce n’est en ondulant sensuellement de l’appendice. Elle s’appelait Naiä. Fille cadette du souverain triton Barbalgue, excusez du peu. Une princesse aux journées moins remplies que sa baignoire. La vie au palais, aussi mirifique fut-il, ne la comblait pas. Alors, à la première occasion, n’en déplaise au maître de céans, la belle désœuvrée prenait la clé de l’océan. Elle s’en allait loin parfois, même au-delà des confins du royaume. La colère paternelle, bien qu’homérique, lui glissait dessus comme l’eau sur ses écailles.

– Ta disparition va encore faire des vagues, s’inquiéta Coline.

Voire un tsunami, à la mesure d’un père prêt à remuer ciel et mer pour retrouver sa progéniture.

– Popof est au courant mais m’a promis de tenir sa langue.

Contre la promesse de la mélanger à la sienne dans un baiser enflammé, une fois revenue.

– Bah, je lui dirai que j’ai la migraine, esquiva Naiä.

En d’autres termes, la soupe de salive resterait sur le feu.

– C’est ton amoureux ?

– A sens unique. Il a mis le cap sur moi avec bonne espérance ! Seulement, il pourrait m’offrir le poisson-lune, je ne l’accueillerais pas en escale… Bien que ce soit un gentil triton. Et toi alors, ton prince, comment il est ?

La fiancée réfléchit par quel bout commencer. Le pied gauche, si elle devait le dépeindre au réveil. A croire Lucas, certains matins, les objets se liguaient contre lui. Ici une commode sournoise lui faisait un croc-en-jambe ; là, le flacon du gel douche, pas complètement vide, avait la goutte récalcitrante. Dans la cuisine, le café et le sucre l’attendaient au tournant. Parfois ils se cachaient, les fourbes. La vérité c’est que le matin, l’embrumé n’avait pas les yeux en face des trous. Le réglage pouvait prendre temps, parfois la journée entière.

S’il fallait recenser ses défauts, Coline aurait collé la liste au frigo, ne serait-ce que pour ses goûts alimentaires discutables. Côté caractère, un homme rêveur, peu sûr de lui, souvent indécis, réservé en public… à la plus extra des femmes, se plaisait-il à dire. Ses qualités notables équilibraient la balance. Attentionné, patient, diplomate, et un sens de l’humour bien à lui.

Son visage, éloquent, pouvait parler sans mot dire. Pour preuve les guillemets aux coins de sa bouche, ouverts même pendant les silences. Ces rides d’expression lui conféraient un certain charme, comme son nez un peu fort.

La jeune femme passa sous silence les détails trop personnels. Il était question d’aborder la côte, pas la vie intime. Elle dressa le portrait de Lucas sous son meilleur jour, chargeant quelque peu la barque. Après tout, sa bonne fée des profondeurs n’irait jamais vérifier.

– Il est chanceux ton prince, commenta cette dernière apparemment conquise.

– Toi aussi tu trouveras chaussure à ton… Euh, j’veux dire un chéri. Quand on voit ta beauté.

– Oh, tu sais, mon truc à moi c’est plutôt les filles.

Changement d’orientation. Sur ce plan là, chacun son gouvernail. Troublée, l’Humaine interpréta cet aveu comme un appel du pied… ou plutôt de la nageoire. Naiä n’avait-elle pas dans l’intention de l’emmener vers l’autre bord ? Sans même parler de celui de la baignoire, sur lequel elle se trouvait maintenant accoudée, lascive, en lui faisant des yeux de Chimène.

– C’est vrai que tu me trouves jolie ?

L’auteur du compliment n’y voyait nulle arrière-pensée. Mais gare au terrain glissant, d’autant qu’en la matière il n’existait aucun tapis antidérapant. Un malentendu et cette fausse ingénue, au sourire de femme-enfant pouvait l’envoyer par le fond, sans retour possible. La façon dont elle l’avait hissé au sec (même si dans une pataugeoire ça restait à nuancer) démontrait assez bien sa force. Coline mit les choses au point en tâchant de se montrer pareille à la terre espérée, c’est à dire ferme.

– Oui, très. Seulement on en restera là, ça vaut mieux.

Sa voix tremblotante ne faisait pas illusion. Son corps nu tout frissonnant d’humidité n’en menait guère plus large. Si Naïa devait la frictionner, son petit doigt fripé lui disait qu’elle y mettrait du cœur. Trop, sans doute. La nymphette, toujours appuyée au rebord, la regardait avec les yeux alléchés d’un client attendant sa consommation.

– On est un peu différentes toi et moi, admit cette dernière. Mais est-ce que fait une différence dans le fond?

– Oui, abyssale !… On finit le voyage, dis ? Ton père va s’inquiéter.

La juvénile créature balaya ces considérations familiales d’une moue presque méprisante.

– Oh, celui là… S’il pouvait, il me garderait dans un bocal !… Allez, en route.

La timonière remit en branle l’embarcation. Coline ressentit une profonde admiration pour cet électron libre qui ne voulait pas rentrer dans le rang ou le moule. Bretonne d’affection elle ne goûtait qu’aux moules marinières. Plage de sable fin ou côte à récifs remplis de bigorneaux, il lui tardait d’arriver à destination.

En attendant, sa guide évoqua la société sous-marine.

Entre deux batifolages, les tritons aimaient pratiquer le rodéo d’hippocampes. Rares étaient ceux capables de dompter la bête, ici grande comme un pur-sang et encore plus fougueux. La plupart de ses cavaliers finissaient éjectés d’un violent coup de rein.

Autre activité masculine, la pêche. Souvent les plus inexpérimentés se cassaient les dents, voire le trident. Naïa ne mangeait pas de poisson. Elle suivait un régime végétalien essentiellement à base d’algue. Piscivore, sa grande famille avait mis cette singularité alimentaire sur le compte d’une crise d’adolescence, voire d’une arête restée coincée qui s’en irait avec le temps. Celui ci n’avait rien fait à l’affaire, creusant un peu plus un fossé avec les siens, déjà béant. .

Coline, soucieuse de ne pas descendre dans son estime, garda secret son amour du poisson en cours bouillon. Tout juste lui apprit-elle que dans son monde aussi, les plus gros mangeaient les petits. Surpêche, surconsommation, surpoids, un seul et même préfixe plus lourd qu’un porte-conteneur. Selon elle, chacun pouvait lâcher du lest en recyclant par exemple ses vêtements au lieu de les jeter. La première concernée, malgré des efforts louables, manquait parfois de vigilance. Pour preuve sa robe et sa petite lingerie offertes en offrande à la mer. Étendues sur le rebord de la baignoire et, la minute après, disparues à jamais.

– Oh non, mes fringues ! J’ai plus rien à me mettre maintenant.

– T’es bien mieux ainsi. Si tu veux, j’ai des coquillages vides très seyants.

La nouvelle Vénus déclina cette offre exotique, voyant déjà le tableau. Une œuvre à l’état brut, sans retouche, d’une beauté sincère. Une peinture à l’eau, vernie dans un sens. Car jusque là elle avait échappé au panier de crabes et aux grands requins friands de chair fraîche et corvéable. Il est vrai qu’en la matière le genre humain était maître étalon.

– Ben dis donc, ça fait pas rêver ton monde ! réagit l’indigène, après que sa voisine lui eut juste entrouvert le sombre rideau. Tu veux vraiment y retourner ?

– Oui, il le faut.

– Ok, c’est toi qui voit.

D’autant mieux par temps dégagé. Un vent festif avait dispersé les nuages et des confettis insulaires ici et là. Un horizon se profila, d’abord incomplet, tout en pointillés. Progressivement l’équipage discerna les contours d’une île, dérisoire caillou oublié au milieu des flots. A son extrémité ouest, un phare surveillait les moutons d’écume, peu nombreux en cette météo calme. Si tant est qu’il y avait une vigie pour veiller au grain. La plage, blottie entre le sémaphore et des rochers opposés ne devait en donner à moudre qu’aux bâtisseurs de sable. Tout le monde pouvait étendre sa serviette ou son exploration au-delà de la lisière forestière juste derrière.

Au dernier recensement effectué, l’île comptait un seul feu bien visible du large. Or, Coline craignait de s’y brûler, même en plein jour. Car selon toute probabilité, la vue d’une jeune femme nue ferait tourner la tête du gardien, plus vite que sa lanterne. Cette considération lui glaça le sang.

Naïa, pour sa part, ne répondait de rien une fois sur la terre ferme. Elle stoppa la baignoire en bordure du rivage.

– Tu vas devoir nager. Je vais m’échouer si je continue.

Un dernier effort à fournir. Heureusement, Coline en avait encore sous le pied, sans savoir la profondeur exacte. Ni une ni deux, après une bonne inspiration, elle plongea dans le grand bain. L’eau était plus fraîche, ourlée de vaguelettes mousseuses. Des petits plis à l’épreuve du fer solaire réglé sur thermostat chaud. Un vent tiède la poussait vers la côte. Mais au cas où celui ci devait mal tourner dès son arrivée, la sirène voulut joindre l’outil au désagréable.

– Tiens, dit-elle en lui tendant un trident. Ça te sera utile.

– C’est pour pêcher ?

– Non, se défendre.

Une variante du coup de la fourchette en plus radical. Plus encombrant aussi. Désordonnée dans ses mouvements, la nageuse sentit soudain une autre pointe, de fatigue celle-ci, la tirailler. Avec une seule main libre, chaque mètre en natation comptait double. La panique commença à lui faire boire la tasse à petites gorgées. Ballottée au gré du courant, elle ne savait plus bien si la frange sablonneuse se rapprochait ou s’éloignait. Sa bouche s’ouvrit pour appeler à l’aide. L’as des trois pics, son meilleur atout, l’agrippa par la taille et la ramena là où elle avait pied.

8

La mer léchait insatiablement le sable à grands coups de langue saliveux. Une plage en apparence abandonnée, sans collier ne serait-ce même qu’à fleurs. Déserte, vraiment ? Le phare posait question bien que l’arrivante voyait plutôt un grand point d’exclamation dressé face à l’horizon bleuté. Une empreinte monumentale, éternelle, aux contraire des siennes, fugaces, laissées par ses pieds nus dans la vase humide. Les vagues joueuses, infatigables, après l’avoir un peu chahuté lui caressaient gentiment les chevilles. Coline leur pardonnait comme à des enfants trop plein de vie. Elle même ne s’était jamais sentie aussi vivante, bien que chancelante, encore tout étourdie de senteurs iodées, saoulée d’embruns capiteux.

Pareille à une longue étendue de semoule, la plage, faisait saliver l’océan sur les bords. Éreintée, affamée, la nouvelle insulaire cherchait autre chose à se mettre sous la dent, qui fût plus comestible. Or, Naïa, sa bonne samaritaine avait justement effectué son marché.

– Attends ! l’interpella l’ondine tantôt chevauchant une crête écumeuse, tantôt dans le creux. Ton repas !

Elle tenait un bouquet d’algues. Un mets diététique, susceptible de couvrir les besoins en protéines d’un Humain et à l’occasion ses parties intimes, Jean Claude Dusse en conviendrait. Mais la première intéressée trouvait le menu un peu trop frugal.

– Tu n’as rien de plus consistant ? cria-t-elle, en tapotant son ventre pour mieux se faire comprendre.

La sirène plongea façon cachalot, sa nageoire caudale à la verticale, et reparut un instant après les mains pleines de coquilles. Sa jeune protégée crut reconnaître des huîtres luisantes. Ce régal en perspective lui redonna non pas exactement des ailes mais des palmes. Dégustation sur place, voire à emporter au Paradis en cas d’intoxication. Confiante, elle goba les mollusques sans trouver plus belle perle qu’en la personne de Naïa qui les ouvrait chacune d’un seul coup de dent et les portait à sa bouche. Une demi douzaine d’huîtres avec en prime la surprise du chef : un baiser sur les lèvres. Ce contact fugace retourna la terrienne à telle enseigne qu’elle manqua de partir par le fond.

– Je dois filer, dit la sirène. Mon père va mettre l’océan sans dessus dessous si je suis pas rentrée avant la nuit.

– Merci infiniment!

– Heureuse de t’avoir connue. Je repasserai dans trois lunes pour voir si tu es toujours là.

Sa bonne étoile (de mer) nagea à reculons pendant quelques instants, semblant faire corps avec les flots paisibles. Elle lui envoya un dernier bécot du bout des doigts puis s’en alla rejoindre sa baignoire qui dérivait au large.

Coline regagna la terre ferme. Le repas, aussi roboratif fut-il, l’avait laissé sur sa faim. Oui, contre toute attente, elle en aurait redemandé. Le baiser reçu lui restait en bouche, plus charnu et enivrant qu’un vin blanc. La chair est faible mais l’esprit fort. Elle gardait Lucas dans la peau pendant qu’en surface, le soleil faisait déjà son œuvre, y apposant sa patine. Sable et sel marin s’y disputaient chaque parcelle. Sur la plage, en revanche, pas besoin de jouer des coudes. Quelque part son rêve d’île déserte se réalisait, à deux-trois détails près. Dans le scénario, son fiancé la frictionnait avec une serviette. Or elle n’avait rien pour se sécher et surtout, elle était seule.

Seule sur un oasis de sable et de forêt luxuriante dont un coup de trident avait peut-être fait jaillir les sources. En attendant de mettre son harpon à l’épreuve divine, elle s’en servait comme d’un bâton, toute courbaturée. Elle fouilla une dernière fois des yeux l’immensité azurée Naia avait disparu, sa baignoire aussi.

La Robinsonne marcha en direction du phare.

2 réflexions sur “Les aventuriers de la malle (16)

  1. Bonjour Nico
    je n’ai pas vu tout de suite ce nouveau chapitre.
    Tu as bien fait de mettre un petit résumé au début, j’avais un peu oublié où on en était.
    Je me suis régalée, j’aime toujours autant tes jeux de mots!
    Bon après-midi,
    Mo

    1. Effectivement le résumé s’imposait, mes publications étant de plus en plus espacées. Merci pour ton retour de lecture, ça me fait toujours grand plaisir. Bonne semaine Mo.

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