Les aventuriers de la malle (21)

Dans l’épisode précédent: Coline fait une merveilleuse trouvaille dans la maisonnette du phare. Un journal de bord signé de la main de Lucas, son fiancé. Ce dernier décrit son périple jusqu’à l’île. Il révèle avoir trouvé une carte mentionnant une mystérieuse grotte dite du Salut et vouloir s’y rendre.

Coline reposa le journal, enleva ses lunettes pour s’essuyer les yeux. Une larme scélérate tomba de sa joue droite, diluant un peu plus un mot déjà délavé. Elle effleura la goutte sur le papier et regarda son doigt noirci d’encre liquide.

Cette découverte inespérée la remplissait d’une ivresse absolue. Cependant, en filigrane, un prudent pessimisme lui faisait voir le verre de vin à moitié vide. Et même totalement vide si on prenait en considération cette maisonnette dans laquelle Lucas avait mangé, écrit, dormi aussi sans doute, mais où il ne se trouvait plus à l’évidence ; seule trace de son passage donc, ce récit. L’écriture était la sienne, nul doute possible. Le style aussi. Du Lucas tout craché, qui avait encore un peu d’humour sous le pied. Avec lui la métaphore ou le calembour se tenaient souvent en embuscade, prompts à jaillir au détour d’un mot. D’une phrase. C’est une seconde peau chez toi, lui répétait-elle, première à siffler le carton rouge en cas de blague indigne, par cette sentence immuable :

« Tu sors ! ».

Cette fois que n’aurait-elle donné pour le voir rentrer ; le serrer dans ses bras à l’en étouffer, le respirer quand bien même il ne s’était pas lavé depuis des lunes.

Elle referma le journal tel que trouvé, sans lendemain. Depuis, sur la page abandonnée, l’aube s’était levée. Suivi par d’autres ? Comment avoir la moindre idée du temps écoulé ? En tout cas, selon le plan établi, la suite devait être en train de s’écrire dans la Grotte du Salut. Si tant est que son explorateur ne s’y était pas perdu, car l’orientation et lui ça faisait (souvent) deux. Trois avec moi, s’inclut Coline, non moins décidée à trouver ce repaire troglodytique.

Consciente de s’engager dans un contre-la-montre. Contre la nuit peut-être déjà en chemin avec son cortège d’ombres malfaisantes. Sans exclure que Lucas put être en ce moment sur celui du retour… vers le phare ou chez lui ? Leur vrai chez eux ?

Coline pensa arpenter le rivage, les mains en porte-voix. Une stratégie à double tranchant. Lucas, s’il se trouvait près d’ici, pouvait entendre ses cris époumonés. Mais c’était aussi le meilleur moyen d’ameuter une faune prédatrice qu’elle ne connaissait ni d’Eve ni des dents… potentiellement acérées.

Elle opta pour une manifestation à bas bruit, écrite dans le journal de bord. Un message du cœur, ni parfait, ni imparfait du subjonctif, simple comme bonjour… Mon tendre, c’est moi. Je pars te retrouver à la caverne du Salut. Si la lumière point tout au bout, puissions-nous nous y diriger ensemble. A très vite. Je t’aime. Ta Coline.

D’extérieur on aurait pu penser à une lettre de suicide. Il ne la lira peut-être jamais, se dit-elle, ce qui ne devait pas la rassurer. L’écriture était hésitante, si penchée que l’on aurait dit couchée par le vent. Sa main se figea soudain, la pointe de la plume d’oie plantée jusqu’au sang d’encre dans le papier.

Elle entendait des voix dehors. Des voix masculines. Puis ce furent des bruits de pas à l’intérieur.

Elle se saisit du trident et s’avança vers le vestibule d’entrée, les nerfs tendus comme la peau du tambour en train de cogner dans sa poitrine

– Qui est là ?

Deux hommes entrèrent.

***

Yann Meunier, l’Escamoteur de son nom de scène, se rappellerait toujours de cette fois où il avait franchi la petit porte tintinnabulante. Son regard s’était tout de suite posé sur cette malle des Indes trônant en évidence au milieu d’autres accessoires de magie. Presque déjà aspiré, d’une certaine façon. C’était ce qu’il lui fallait pour ses disparitions ! Le marchand fit quant à lui une apparition des moins spectaculaire. Un petit homme en gilet cardigan, affublé d’un chapeau melon, dont les premiers mots furent :

– Avec cette malle, tout un monde va s’ouvrir à vous !

Tatillon, méfiant, le futur acquéreur se rappela avoir cherché la petite bête. Loin de s’imaginer tomber par la suite sur des grosses, très loin, tout au fond. Dans l’intervalle d’innombrables shows en événementiel, des répétitions jusqu’à plus soif, des nuits d’insomnie entre doutes et rêves de grandeur. Son ambition se trouvait à l’étroit, pas tant dans cette caisse démontable que sur l’estrade exiguë des salles polyvalentes.

A force de persévérance et un peu de bouche-à-oreille, Yann signa des contrats avec des cabarets dont « l’Enchanté » près du Mans, là où tout devait basculer. Le public répondit toujours présent. L’Escamoteur du haut de son mètre quatre-vingt-quinze traça son grand bonhomme de chemin, conscient des défis à l’horizon. Car pour un artiste la vraie gageure était de tenir dans la durée, pas juste dans une boîte quand bien même sensationnelle. Un travail acharné et un peu de talent pouvaient faire la différence.

Mais parfois le destin ajoute des ingrédients inattendus.

Ce soir-là l’irrationnel s’invita sur scène en trouble-fête, propulsant le magicien et trois autres quidams vers des dimensions insoupçonnées. Le vendeur n’avait pas menti sur la marchandise. Tout un monde s’était ouvert, déroutant, immense quoiqu’encore assez petit pour finir par y retrouver des visages familiers. En l’occurrence celui d’une jeune femme blonde, à la peau claire tannée de sel et d’embruns. Les traits tirés mais séduisante à plus d’un titre. « Au teint (hâlé) en emporte le vent », si Yann devait en choisir un.

A quand remontait leur séparation ? Dans son ressenti temporel beaucoup d’eau avait coulé sous les ponts. Des larmes aussi, déposées toutes fraîches sur ses joues quand Coline l’embrassa, lui et Lionel Gaillard.

– Les garçons ! Mon dieu, comme je suis heureuse de vous revoir !

Les deux hommes bredouillèrent leur joie, plus encore l’Escamoteur dont l’émoi se voyait comme son nez encroûté de sang au milieu de la figure. Effectivement cela n’échappa à la jeune femme qui désigna le sien en reniflant.

– Yann, tu es blessé !

– Je me suis repris la porte du saloon… Et toi, tu… tu as un rhume.

C’est tout ce qu’il trouva à lui balbutier, perdu dans la contemplation de ce doux visage inespéré. Elle était là, vivante, l’air épuisé mais vivante.

Il tira d’une poche un carré d’étoffe, propre contrairement à son pantalon troué et poussiéreux. Sa chemise autrefois d’un blanc impeccable faisait ton sur ton, noircie, déchirée ici et là. Lionel, en train d’inspecter du regard la pièce, complétait le tableau avec son marcel tout lacéré.

– Maintenant entre nous c’est à la vie à la morve, dit-il en lui tendant le mouchoir…

C’était sorti tout seul et ça la fit rire. Il en fut heureux.

– Alors, racontez ! le tanna la belle enrhumée en s’essuyant le nez. Comment vous m’avez retrouvé ? Vous êtes passés aussi par l’abreuvoir ?

Elle resta tout ouïe, buvant son récit des évènements. Lionel voulait étancher une autre soif. La petite pompe marchait mais pour lui, il y avait loin encore de la coupe aux lèvres. Il flaira longuement l’eau, la goûta du bout de la langue.

– J’en ai bu tout à l’heure, elle est potable, le rassura Coline en remarquant son hésitation.

– Pas comme certaines blagues de notre ami, alors…

L’ami en question ne releva pas la pique, tout à sa narration d’une improbable bagarre contre trois lettres déchaînées. Dans sa fébrilité, il mangeait un peu ses mots. Ce qui, d’une certaine façon, était de bonne guerre, après avoir soi-même failli servir d’en-cas à trois démons alphabétiques. Il y mettait aussi les gestes, avec la même ardeur, allant jusqu’à se jeter sur la table de cuisine comme sur un comptoir. Son acolyte de flic l’arrêta alors qu’il s’emparait d’une chaise pour la faire valser.

– Oh, redescends Toto ! Allez, lâche ça !

– Comment leur avez-vous échappé ? demanda l’auditrice.

Lionel prit le relais.

– Par une bonne pioche… Mis au pied du miroir si je puis dire, on l’a traversé. On s’est retrouvé sur cette plage avec ce grand phare tout au bout… Et toi alors, raconte-nous.

Une histoire marine dont le début en queue de poisson absorba l’auditoire. Avant ça Yann ne croyait pas aux sirènes, si ce n’est celles, insaisissables, du doute, du découragement qui lui soufflaient leur insidieuse mélopée à la première embûche. Mais depuis sa plongée ô combien fortuite en terre surréaliste, alors il voulait bien croire aux poulpes vivant dans leur château de sable, aux femmes des eaux, à tout. Y compris à l’amour.

Elle me plaît. Une vraie battante…

Qui lui faisait battre le palpitant. Un solide roseau dont le nez était pris, et hélas, le cœur aussi. Pour preuve, sa bague au doigt. Et si le soupirant devait encore s’en convaincre, elle avait gardé le meilleur pour la fin de son récit. Le meilleur… et pour le pire.

– Il est ici ! exulta la fiancée en entreprenant une danse de la joie.

– Qui ? Lucas ? demanda Lionel, le sourcil circonflexe.

– Ouiiii ! Il est sur l’île !

Les Écritures en témoignaient. Tout du moins celle sur une double page d’un vieux cahier brandi par Coline, tel une Bible. Méfiant, l’Escamoteur ne prenait jamais rien pour parole devant Gilles, ni personne d’autre d’ailleurs. Lionel fit montre également d’une réserve dubitative à l’endroit du journal de bord. Il la mit en garde sans ambages.

– Méfie-toi, ma jolie. C’est peut-être un faux.

– C’est lui, je reconnaîtrais son écriture entre mille ! Lis le dernier paragraphe. Il s’intéresse à une grotte dite « du Salut ». D’après une carte, elle se situerait au nord-ouest du phare.

– Où est cette carte ?

– Je ne l’ai pas. Lucas l’a découverte sur le rivage.

Autre trouvaille, un grand trident repris en main par la jeune blonde faisant dire à ces messieurs qu’elle tenait encore bon la hampe. Une redoutable fourchette aux pics élancés. A choisir, Yann préférait les pointes plus douces de ses seins affleurant sous sa marinière. Car après tout, il n’était qu’un homme. Un homme fatigué, aspirant à un peu de repos. Mais sa camarade en entendait autrement, n’en déplaise au lieutenant Gaillard qui se récria :

– Tu ne comptes quand même pas partir en expédition ?

– Si. On a une piste, ne perdons plus de temps.

Le policier se refusait à prendre l’entrain en marche. Il posa deux mains paternelles sur ses épaules si frêles et fortes à la fois, dans une tentative d’arrêt d’urgence.

– Coline, regarde-toi ! Tu es épuisée ! Et nous aussi… Demain, il fera jour.

– Ça, rien n’est moins sûr… Le soleil brille encore, alors c’est maintenant.

Elle les regarda l’un après l’autre, fixement, comme pour les mettre au défi de l’arrêter. L’Escamoteur retrouvait au fond de ses yeux cette flamme opiniâtre, jamais vraiment éteinte, qui pouvait réchauffer les tièdes. Mais pas les cafés. Il se revit au moment fatidique lâcher sa tasse en criant, et plonger à sa suite dans la malle infernale. Le réflexe du maître-nageur sauveteur. Un bon remontant torréfié n’aurait pas été de refus maintenant. Un vrai repas aussi, tant qu’à faire.

– Les gars, je ne tournerai pas en rond ici ! Mais vous pouvez rester vous reposer et manger. Il reste des crevettes au cellier. Je serai revenir avant la nuit.

Cette nana est un courant d’air, pensa Yann non sans admiration. Son homologue masculin aussi brassait du vent, par de grands gestes imprécis et agités vers la fenêtre jaunâtre.

– Non mais, est-ce que tu réalises ? Le littoral de l’île peut très bien faire dix kilomètres. Il y a peut-être une infinité de grottes. Sans carte, autant chercher une aiguille dans une meule de foin !

– Et ben s’il le fait, je les fouillerai les unes après les autres.

Sa détermination fit dire à notre magicien poète :

– Ne change rien Coline, tu peux soulever des montagnes.

Soupir de Lionel.

– C’est ça, encourage-là, toi…

– Moi aussi je vous aime, leur sourit la jeune femme. Allez, ouste ! dit-elle en pointant son trident vers le gaillard campé devant l’entrée.

Un croisement boiteux entre un vigile dépenaillé et le grand frère surprotecteur, analysa l’Escamoteur. Mais ni vraiment l’un, ni tout à fait l’autre, si on devait lui demander son avis.

– Qu’est-ce qu’on fait ? demanda-t-il une fois seul dans la pièce avec son acolyte.

– On suit. On va pas la laisser toute seule, non ?

– Je manquerais quand même un bout avant, moi… Hé, Coline ! Où sont les crevettes ?

Accepter tout