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C’est la nuit. Une nuit d’hiver. Un pont qui enjambela Seine. Des lampadaires diffusent une lumière glacée. Un homme et une femme sont accoudés au parapet du pont. LUI est âgé d’environ 40 ans ; Il a une calvitie prononcée, les traits appuyés et sévères. Il se nomme Adrien. Il ne porte pas de veste, est juste revêtu d’un pull, ne semble pas avoir froid. ELLE a au moins 10 ans de moins, brune, des petits yeux ovales de biche, une beauté discrète. Son prénom est Flora. Elle est emmitouflée dans un parka noir. Quelques mètres de distance les séparent. Aucun n’a un regard pour l’autre. L’homme enjambe subitement le parapet. Or, il vient la même idée à la jeune femme, exactement au même moment.
Adrien (tournant la tête vers elle comme si il ne remarquait sa présence que maintenant)
Oh ! Qu’est-ce que vous faites ?
Flora
Quoi ?
Adrien
Qu’est ce que vous foutez derrière le parapet?
Flora
Et vous alors ?
Adrien
Je vous ai posée la question en premier.
Flora
Je vais sauter, ça paraît évident non ?
Adrien
Ah non, mais ça va pas être possible !
Flora
Tiens donc, et pourquoi ça ?
Adrien
Parce que… Tous les deux, là, ça va pas être possible!
Flora
Dites donc, elle est à tout le mondela Seine ! Je vous empêche pas de sauter, moi.
Adrien
Sauf qu’ici c’est mon secteur ! Trouvez vous un autre pont, il en manque pas à Paris.
Flora
Peut être, mais c’est celui là que j’ai choisi.
Adrien
Pourquoi ? Qu’est ce qu’il a de plus que les autres, celui là ?
Flora
Rien de plus, mais c’est celui là que j’ai choisi… Et puis d’abord, je suis arrivée avant vous.
Adrien (soupirant)
Alors elles ! Jusqu’au bout, elles m’auront emmerdé !
Flora
Qui ça elles ?
Adrien
Rien, je me comprends.
(silence)
Flora
Vous sautez pas ?
Adrien
Je vous en prie, après vous !
Flora (grinçante)
Quelle galanterie…
(silence)
Flora
Vous vous dégonflez, hein ?
Adrien
Non je me dégonfle pas ! C’est juste que… vous m’avez coupé l’envie
Flora
Désolée… Je voulais pas que votre projet d’avenir tombe à l’eau.
Adrien
De toute façon, ça me réussit pas de sauter.
Flora
Parce que vous êtes pas à votre coup d’essai ?
Adrien
Non… La dernière fois que je me suis jeté d’un pont, je suis tombé sur un bateau mouche qui passait en dessous.
Flora
Qu’est ce que vous avez dit aux gens sur le bateau mouche ? Que vous aviez le bourdon ? Mouche, bourdon… vous avez saisi ?
Adrien
Epargnez moi vos jeux de mots vaseux, c’est déjà pas facile pour moi.
Flora
Parce que vous croyez que ça l’est pour moi ?… Ecoutez, pourquoi vous laissez pas tomber les ponts ? Laissez vous tomber d’ailleurs… je sais pas, du haut de votre balcon, par exemple.
Adrien
J’habite au rez de chaussée.
Flora
Ben oui, mais si vous y mettez pas du votre non plus !
Adrien
Elle est bonne celle là, sautez puisque vous êtes si brave !
Flora
Je vous propose un truc. On compte tous les deux jusqu’à 5, ensuite on saute !
Adrien grommelle son consentement.
Flora
1…2…3…3,5…. 4… 4,1…4,2…4,3…
Adrien
Oh, c’est quoi ce comptage ?
Flora
Je vous ai dit qu’on sautait à 5.
Adrien
Alors pourquoi après 4 vous n’avez pas dit 5 ?
Flora
J’y arrivais ! Alors vous, vous n’avez aucune patience ! Comme tous les mecs ! Vous n’avez qu’à compter puisque c’est comme ça.
Adrien
Sûrement pas ! J’ai déjà passé dix ans à compter des putains de stocks de fûts de…enfin bref… à faire c’est chiant déjà, à raconter c’est pire !
Flora
Ca va, je vous ai rien demandé. Ce que vous êtes pouvez être désagréable !
Un silence. Les deux désespérés regardent l’eau sous leurs pieds, qui scintille sous les lumières de Paris.
Adrien
Pourquoi vous voulez faire le grand saut, vous ?
Flora
Mon fiancé m’a plaqué, j’ai perdu mon boulot, j’ai été expulsée, en plus de ça mon père ne veut plus me parler … et vous ?
Adrien
J’ai essayé de construire ma vie, mais j’ai du me gourer dans les plans parce que y a rien qu’a tenu !
Flora
C’est-à-dire ?
Adrien (s’énervant)
Quoi c’est-à-dire ? C’est quand même clair non ? J’ai toujours tout foiré, boulot, amour… J’en ai marre de remettre des pièces sans arrêt dans cette putain de machine, et de jamais rien gagner !
Flora
Dites vous que tant qu’il vous reste encore des pièces.
Adrien
Justement non, là je suis à sec ! Je peux plus rien allonger là ! Je veux juste… m’allonger pour de bon.
Flora
C’est trop simple ça. Remettez vous plutôt en question.
Adrien
Je l’ai fait… tellement fait. Seulement pourquoi ce serait toujours à moi de me remettre en question et pas la société ?
Flora
C’est nous tous qui la faisons se remettre en question la société ! C’est pas en se jetant à la flotte que le travail va se faire !
Adrien
Très bien vu, dans ce cas qu’est-ce que vous foutez derrière ce parapet ? Allez reprendrela Bastille !
Flora
C’est loinla Bastille… Et j’ai même pas de quoi me payer le métro !
(un silence)
Flora
A votre avis, elle est à quelle température l’eau ?
Adrien (avec énervement)
J’en sais rien, vous voulez pas que je plonge avec un thermomètre non plus ?
Flora
Elle doit être très froide…J’ai toujours eu la phobie de l’eau… ça vient de quand j’étais tout petite, quand ma mère me traînait de force à la natation.
Adrien
Moi c’est pareil… Vous préféreriez pas qu’on se noie dans le whisky ?
Flora
Je ne bois pas.
Adrien
Pourtant en bas faut vous attendre à boire.
Flora
Vous voulez me décourager !
Adrien
Ouais, comme ça vous irez voir ailleurs et j’aurai la paix.
(Flora s’éloigne du parapet et s’en va dans la nuit.)
Adrien
Hé ! Où est-ce que vous allez ?
Flora
Reposer en paix plus loin !
(Adrien trottine jusqu’à elle.)
Adrien
Attendez !
Flora (sans s’arrêter de marcher)
Quoi? Je vous laisse le pont pour vous tout seul, qu’est ce qu’il vous faut de plus ?
Adrien
Vous.
Flora s’arrête et le regarde fixement.
-Oubliez ça tout de suite. Maintenant cessez de me suivre.
La jeune femme reprend sa marche. Adrien continue de la suivre.
Adrien
Je peux être un vrai boulet quand je m’y mets !
Flora
Un boulet m’empêchera pas de sauter. Et je coulerai que plus vite.
Adrien
Non non, pas d’accord, je veux pas vous retrouver là haut, vous continueriez de m’emmerder !
Flora
Mais c’est vous qui m’emmerdez ! Laissez-moi maintenant ou je crie !
Adrien
Mais allez y, criez ! A fond ! A vous en péter les cordes vocales ! Parce que le Grand Barbu au-dessus a pas dû vous entendre ! A deux on devrait lui vriller les oreilles ! Ca lui apprendra à nous balancer des merdes !
Adrien pousse un hurlement de dément qui se perd dans l’immensité de la ville endormie. Flora le regarde, incrédule.
Flora
Vous êtes pas bien !
Adrien
Vous non plus. Allez gueulez un bon coup, ça va vous libérer!
Flora hésite avant de se décider à lâcher tout ce qu’elle a dans le ventre. Un hurlement sauvage, hystérique, auquel Adrien donne un écho de la même ampleur. Le cri de Flora retombe dans un espèce de fou rire nerveux qui se mue en sanglots. Elle laisse glisser son dos le long d’une barre du parapet jusqu’à finir assise par terre. Ses longs cheveux cachent son visage enfoui entre ses genoux.
Adrien reste quelques instants debout à la regarder avant de s’asseoir à son tour près d’elle.
Adrien
Il y a toujours des solutions.
Flora (en tournant la tête vers lui, les yeux rougis)
C’est pas ce que vous disiez tout à l’heure.
Adrien
J’avais prévu de tomber d’un pont, pas de tomber amoureux.
Flora
Non, je vous en prie, commencez pas à m’aimer! Vous croyez pas que c’est déjà assez compliqué?
(silence)
Adrien
Bon, si je vous promets de pas vous aimer, vous voudriez aller boire un truc chaud quelque part ? C’est qu’on va finir par attraper la mort !
Flora
Si on l’attrape, au moins on sera pas venus pour rien.
(Adrien souffle dans ses mains pour les réchauffer. Flora tourne la tête vers lui.
Flora
Vous n’êtes pas beaucoup habillé.
Adrien
Et encore, si on y réfléchit, un slip de bain me suffisait.
Un sourire se dessine sur le visage de la jeune femme.
Flora
Vous resteriez toute la nuit ici avec moi?
Adrien (soupirant)
Peut-être
Flora
Ok pour la boisson chaude, parce que je vous crois assez cinglé pour le faire.
Adrien se lève aussi sec, tend une main à Flora pour l’aider à se relever. Debout, elle garde sa main dans la sienne quelques instants. Ils plongent leur regard l’un dans l’autre.
Flora
Merci…Moi c’est Flora
Il lui dit son prénom.
Flora
Adrien, t’as plus rien, j’ai plus rien, qu’est ce qu’on va faire?
Adrien
Partager ?
Et tous deux s’éloignent, côte à côte, marchant vers l’autre bout du pont. Autour d’eux, Paris bourdonne des bruits de la nuit.