Les aventuriers de la malle (21)

Dans l’épisode précédent: Coline fait une merveilleuse trouvaille dans la maisonnette du phare. Un journal de bord signé de la main de Lucas, son fiancé. Ce dernier décrit son périple jusqu’à l’île. Il révèle avoir trouvé une carte mentionnant une mystérieuse grotte dite du Salut et vouloir s’y rendre.

Coline reposa le journal, enleva ses lunettes pour s’essuyer les yeux. Une larme scélérate tomba de sa joue droite, diluant un peu plus un mot déjà délavé. Elle effleura la goutte sur le papier et regarda son doigt noirci d’encre liquide.

Cette découverte inespérée la remplissait d’une ivresse absolue. Cependant, en filigrane, un prudent pessimisme lui faisait voir le verre de vin à moitié vide. Et même totalement vide si on prenait en considération cette maisonnette dans laquelle Lucas avait mangé, écrit, dormi aussi sans doute, mais où il ne se trouvait plus à l’évidence ; seule trace de son passage donc, ce récit. L’écriture était la sienne, nul doute possible. Le style aussi. Du Lucas tout craché, qui avait encore un peu d’humour sous le pied. Avec lui la métaphore ou le calembour se tenaient souvent en embuscade, prompts à jaillir au détour d’un mot. D’une phrase. C’est une seconde peau chez toi, lui répétait-elle, première à siffler le carton rouge en cas de blague indigne, par cette sentence immuable :

« Tu sors ! ».

Cette fois que n’aurait-elle donné pour le voir rentrer ; le serrer dans ses bras à l’en étouffer, le respirer quand bien même il ne s’était pas lavé depuis des lunes.

Elle referma le journal tel que trouvé, sans lendemain. Depuis, sur la page abandonnée, l’aube s’était levée. Suivi par d’autres ? Comment avoir la moindre idée du temps écoulé ? En tout cas, selon le plan établi, la suite devait être en train de s’écrire dans la Grotte du Salut. Si tant est que son explorateur ne s’y était pas perdu, car l’orientation et lui ça faisait (souvent) deux. Trois avec moi, s’inclut Coline, non moins décidée à trouver ce repaire troglodytique.

Consciente de s’engager dans un contre-la-montre. Contre la nuit peut-être déjà en chemin avec son cortège d’ombres malfaisantes. Sans exclure que Lucas put être en ce moment sur celui du retour… vers le phare ou chez lui ? Leur vrai chez eux ?

Coline pensa arpenter le rivage, les mains en porte-voix. Une stratégie à double tranchant. Lucas, s’il se trouvait près d’ici, pouvait entendre ses cris époumonés. Mais c’était aussi le meilleur moyen d’ameuter une faune prédatrice qu’elle ne connaissait ni d’Eve ni des dents… potentiellement acérées.

Elle opta pour une manifestation à bas bruit, écrite dans le journal de bord. Un message du cœur, ni parfait, ni imparfait du subjonctif, simple comme bonjour… Mon tendre, c’est moi. Je pars te retrouver à la caverne du Salut. Si la lumière point tout au bout, puissions-nous nous y diriger ensemble. A très vite. Je t’aime. Ta Coline.

D’extérieur on aurait pu penser à une lettre de suicide. Il ne la lira peut-être jamais, se dit-elle, ce qui ne devait pas la rassurer. L’écriture était hésitante, si penchée que l’on aurait dit couchée par le vent. Sa main se figea soudain, la pointe de la plume d’oie plantée jusqu’au sang d’encre dans le papier.

Elle entendait des voix dehors. Des voix masculines. Puis ce furent des bruits de pas à l’intérieur.

Elle se saisit du trident et s’avança vers le vestibule d’entrée, les nerfs tendus comme la peau du tambour en train de cogner dans sa poitrine

– Qui est là ?

Deux hommes entrèrent.

***

Yann Meunier, l’Escamoteur de son nom de scène, se rappellerait toujours de cette fois où il avait franchi la petit porte tintinnabulante. Son regard s’était tout de suite posé sur cette malle des Indes trônant en évidence au milieu d’autres accessoires de magie. Presque déjà aspiré, d’une certaine façon. C’était ce qu’il lui fallait pour ses disparitions ! Le marchand fit quant à lui une apparition des moins spectaculaire. Un petit homme en gilet cardigan, affublé d’un chapeau melon, dont les premiers mots furent :

– Avec cette malle, tout un monde va s’ouvrir à vous !

Tatillon, méfiant, le futur acquéreur se rappela avoir cherché la petite bête. Loin de s’imaginer tomber par la suite sur des grosses, très loin, tout au fond. Dans l’intervalle d’innombrables shows en événementiel, des répétitions jusqu’à plus soif, des nuits d’insomnie entre doutes et rêves de grandeur. Son ambition se trouvait à l’étroit, pas tant dans cette caisse démontable que sur l’estrade exiguë des salles polyvalentes.

A force de persévérance et un peu de bouche-à-oreille, Yann signa des contrats avec des cabarets dont « l’Enchanté » près du Mans, là où tout devait basculer. Le public répondit toujours présent. L’Escamoteur du haut de son mètre quatre-vingt-quinze traça son grand bonhomme de chemin, conscient des défis à l’horizon. Car pour un artiste la vraie gageure était de tenir dans la durée, pas juste dans une boîte quand bien même sensationnelle. Un travail acharné et un peu de talent pouvaient faire la différence.

Mais parfois le destin ajoute des ingrédients inattendus.

Ce soir-là l’irrationnel s’invita sur scène en trouble-fête, propulsant le magicien et trois autres quidams vers des dimensions insoupçonnées. Le vendeur n’avait pas menti sur la marchandise. Tout un monde s’était ouvert, déroutant, immense quoiqu’encore assez petit pour finir par y retrouver des visages familiers. En l’occurrence celui d’une jeune femme blonde, à la peau claire tannée de sel et d’embruns. Les traits tirés mais séduisante à plus d’un titre. « Au teint (hâlé) en emporte le vent », si Yann devait en choisir un.

A quand remontait leur séparation ? Dans son ressenti temporel beaucoup d’eau avait coulé sous les ponts. Des larmes aussi, déposées toutes fraîches sur ses joues quand Coline l’embrassa, lui et Lionel Gaillard.

– Les garçons ! Mon dieu, comme je suis heureuse de vous revoir !

Les deux hommes bredouillèrent leur joie, plus encore l’Escamoteur dont l’émoi se voyait comme son nez encroûté de sang au milieu de la figure. Effectivement cela n’échappa à la jeune femme qui désigna le sien en reniflant.

– Yann, tu es blessé !

– Je me suis repris la porte du saloon… Et toi, tu… tu as un rhume.

C’est tout ce qu’il trouva à lui balbutier, perdu dans la contemplation de ce doux visage inespéré. Elle était là, vivante, l’air épuisé mais vivante.

Il tira d’une poche un carré d’étoffe, propre contrairement à son pantalon troué et poussiéreux. Sa chemise autrefois d’un blanc impeccable faisait ton sur ton, noircie, déchirée ici et là. Lionel, en train d’inspecter du regard la pièce, complétait le tableau avec son marcel tout lacéré.

– Maintenant entre nous c’est à la vie à la morve, dit-il en lui tendant le mouchoir…

C’était sorti tout seul et ça la fit rire. Il en fut heureux.

– Alors, racontez ! le tanna la belle enrhumée en s’essuyant le nez. Comment vous m’avez retrouvé ? Vous êtes passés aussi par l’abreuvoir ?

Elle resta tout ouïe, buvant son récit des évènements. Lionel voulait étancher une autre soif. La petite pompe marchait mais pour lui, il y avait loin encore de la coupe aux lèvres. Il flaira longuement l’eau, la goûta du bout de la langue.

– J’en ai bu tout à l’heure, elle est potable, le rassura Coline en remarquant son hésitation.

– Pas comme certaines blagues de notre ami, alors…

L’ami en question ne releva pas la pique, tout à sa narration d’une improbable bagarre contre trois lettres déchaînées. Dans sa fébrilité, il mangeait un peu ses mots. Ce qui, d’une certaine façon, était de bonne guerre, après avoir soi-même failli servir d’en-cas à trois démons alphabétiques. Il y mettait aussi les gestes, avec la même ardeur, allant jusqu’à se jeter sur la table de cuisine comme sur un comptoir. Son acolyte de flic l’arrêta alors qu’il s’emparait d’une chaise pour la faire valser.

– Oh, redescends Toto ! Allez, lâche ça !

– Comment leur avez-vous échappé ? demanda l’auditrice.

Lionel prit le relais.

– Par une bonne pioche… Mis au pied du miroir si je puis dire, on l’a traversé. On s’est retrouvé sur cette plage avec ce grand phare tout au bout… Et toi alors, raconte-nous.

Une histoire marine dont le début en queue de poisson absorba l’auditoire. Avant ça Yann ne croyait pas aux sirènes, si ce n’est celles, insaisissables, du doute, du découragement qui lui soufflaient leur insidieuse mélopée à la première embûche. Mais depuis sa plongée ô combien fortuite en terre surréaliste, alors il voulait bien croire aux poulpes vivant dans leur château de sable, aux femmes des eaux, à tout. Y compris à l’amour.

Elle me plaît. Une vraie battante…

Qui lui faisait battre le palpitant. Un solide roseau dont le nez était pris, et hélas, le cœur aussi. Pour preuve, sa bague au doigt. Et si le soupirant devait encore s’en convaincre, elle avait gardé le meilleur pour la fin de son récit. Le meilleur… et pour le pire.

– Il est ici ! exulta la fiancée en entreprenant une danse de la joie.

– Qui ? Lucas ? demanda Lionel, le sourcil circonflexe.

– Ouiiii ! Il est sur l’île !

Les Écritures en témoignaient. Tout du moins celle sur une double page d’un vieux cahier brandi par Coline, tel une Bible. Méfiant, l’Escamoteur ne prenait jamais rien pour parole devant Gilles, ni personne d’autre d’ailleurs. Lionel fit montre également d’une réserve dubitative à l’endroit du journal de bord. Il la mit en garde sans ambages.

– Méfie-toi, ma jolie. C’est peut-être un faux.

– C’est lui, je reconnaîtrais son écriture entre mille ! Lis le dernier paragraphe. Il s’intéresse à une grotte dite « du Salut ». D’après une carte, elle se situerait au nord-ouest du phare.

– Où est cette carte ?

– Je ne l’ai pas. Lucas l’a découverte sur le rivage.

Autre trouvaille, un grand trident repris en main par la jeune blonde faisant dire à ces messieurs qu’elle tenait encore bon la hampe. Une redoutable fourchette aux pics élancés. A choisir, Yann préférait les pointes plus douces de ses seins affleurant sous sa marinière. Car après tout, il n’était qu’un homme. Un homme fatigué, aspirant à un peu de repos. Mais sa camarade en entendait autrement, n’en déplaise au lieutenant Gaillard qui se récria :

– Tu ne comptes quand même pas partir en expédition ?

– Si. On a une piste, ne perdons plus de temps.

Le policier se refusait à prendre l’entrain en marche. Il posa deux mains paternelles sur ses épaules si frêles et fortes à la fois, dans une tentative d’arrêt d’urgence.

– Coline, regarde-toi ! Tu es épuisée ! Et nous aussi… Demain, il fera jour.

– Ça, rien n’est moins sûr… Le soleil brille encore, alors c’est maintenant.

Elle les regarda l’un après l’autre, fixement, comme pour les mettre au défi de l’arrêter. L’Escamoteur retrouvait au fond de ses yeux cette flamme opiniâtre, jamais vraiment éteinte, qui pouvait réchauffer les tièdes. Mais pas les cafés. Il se revit au moment fatidique lâcher sa tasse en criant, et plonger à sa suite dans la malle infernale. Le réflexe du maître-nageur sauveteur. Un bon remontant torréfié n’aurait pas été de refus maintenant. Un vrai repas aussi, tant qu’à faire.

– Les gars, je ne tournerai pas en rond ici ! Mais vous pouvez rester vous reposer et manger. Il reste des crevettes au cellier. Je serai revenir avant la nuit.

Cette nana est un courant d’air, pensa Yann non sans admiration. Son homologue masculin aussi brassait du vent, par de grands gestes imprécis et agités vers la fenêtre jaunâtre.

– Non mais, est-ce que tu réalises ? Le littoral de l’île peut très bien faire dix kilomètres. Il y a peut-être une infinité de grottes. Sans carte, autant chercher une aiguille dans une meule de foin !

– Et ben s’il le fait, je les fouillerai les unes après les autres.

Sa détermination fit dire à notre magicien poète :

– Ne change rien Coline, tu peux soulever des montagnes.

Soupir de Lionel.

– C’est ça, encourage-là, toi…

– Moi aussi je vous aime, leur sourit la jeune femme. Allez, ouste ! dit-elle en pointant son trident vers le gaillard campé devant l’entrée.

Un croisement boiteux entre un vigile dépenaillé et le grand frère surprotecteur, analysa l’Escamoteur. Mais ni vraiment l’un, ni tout à fait l’autre, si on devait lui demander son avis.

– Qu’est-ce qu’on fait ? demanda-t-il une fois seul dans la pièce avec son acolyte.

– On suit. On va pas la laisser toute seule, non ?

– Je manquerais quand même un bout avant, moi… Hé, Coline ! Où sont les crevettes ?

Accepter tout

Les aventuriers de la malle (20)

dans l’épisode précédent: Le lieutenant Gaillard et l’Escamoteur entrés dans un saloon en apparence abandonné ont eu maille partir avec trois lettres XXL sorties d’un sac de scrabble. Ils doivent leur salut à un L judicieusement pioché… Nous les retrouvons au même endroit.

La deux indésirables furent bottés allégrement ; l’un vola au-dessus des battants, l’autre à travers la vitre.

Après quoi, le pied solitaire disparut dehors en empruntant le pas à John Wayne. Les témoins crurent même entendre cliqueter les éperons.

Lionel apporta un mouchoir au magicien qui se remettait péniblement debout, une main devant son nez en sang.

– On se taille d’ici.

– D’accord, mais pas par cette porte. Elle n’m’aime pas cette porte !

– Je pensais au miroir.

Une probable fenêtre vers un nouveau monde. L’Escamoteur devait reconnaître qu’elle avait de la gueule. La sienne entre autres, à l’état d’ombre fantomatique derrière le rideau de buée. A quoi la glace embrumée faisait-elle écran ? Le lieutenant Gaillard se porta au-devant du mystère, avant de s’y enfoncer, par petits bouts. D’abord une main. C’était comme traverser du plasma. Ses doigts lui revinrent un peu flous mais au complet. Enhardi, il engagea le bras, là non plus sans incidence sur son intégrité physique.

– A la réflexion c’est peut-être pas la meilleure idée, jugea Yann, saisi d’un doute.

– Tu préfères tenir compagnie au o-méga ?

Cercle laid, c’est dangereux de rester ici ! aurait pu ordonner un flic. D’autant que la créature reprenait ses esprits en grognant. Le vent mauvais balaya les dernières tergiversations. Ni une ni deux l’éclaireur prit une profonde inspiration et engouffra la tête entière dans le miroir. Son ami retint son souffle également jusqu’à le voir émerger, une expression déboussolée sur le visage.

– Alors ? Qu’est-ce que t’as vu ?

– Alors j’ai vu une plage !… C’est l’issue.

Le magicien lui emboîta le pas.

10

La mer léchait les rochers à petits coups de langue baveuse. Elle semblait si enjouée et délicate, seulement gare ! Madame pouvait se mettre très vite en pétard, mouillé.

Des sautes d’humeur que Coline avait pu expérimenter plus jeune, dans un autre monde, moins sauvage, à Saint Malo. Une explosion de gerbes écumeuses contre les fortifications jusqu’au bouquet final. La nature déchaînée inspirait les comportements les plus dangereux et toutes les paraphrases adaptées au contexte.

– Y connaissent pas la houle, ces mecs ! avait lancé son père, désignant quelques inconscients qui se croyaient au-dessus des éléments.

Ni ces derniers ne pouvaient l’entendre, ni l’adolescente d’alors comprendre la référence à Audiard. Ce ne fut qu’après visionnage. Ah, que n’aurait-elle donné pour se trouver en ce moment sur un canapé entre ses parents et Lucas devant un bon film ! Les Tontons Flingueurs ou un autre. Plutôt un autre, où jouait Tom Hanks, ce Monsieur Tout le Monde d’Hollywood qui trônait tout en haut de son panthéon personnel. Et sans chemise ni pantalon, ce n’était pas une tenue pour le rencontrer, fut-ce même sur une île déserte.

L’acteur oscarisé avait marqué le cinéma de son empreinte. Son admiratrice en laissait d’autres dans le sable fin, seule au monde. Tout du moins en apparence.

Car depuis ses premiers pas ici, un vent malin secouait les braises d’une vie terrifiante. Différent des embruns qui fouettaient ses joues tannées et la décoiffaient. Non, la jeune femme se représentait plutôt un demiurge sadique muni d’un soufflet.

Comment combattre le feu sous toutes ses formes, sinon par le feu lui-même ? Mais pour ça, encore fallait-il réussir à en allumer un. Novice, notre citadine était prête à s’initier sur le tas. Un gros tas de bois sec de préférence, ça prenait mieux.

Un autre foyer, visible des bateaux et des baignoires au large, pouvait l’abriter du danger sous-jacent tapi dans les recoins de l’île. Si tant est que ses murs minéraux, percés d’étroites ouvertures, n’avaient pas des oreilles et en sus de monstrueuses tentacules.

Restée sur sa faim avec les huîtres, la nouvelle Eve espérait y découvrir un garde-manger. Elle marcha jusqu’à la maisonnette au pied du fanal, une main en feuille de vigne, ignorant si des yeux l’épiaient derrière la fenêtre austère. C’était une petite habitation en pierres, au toit couleur ardoise.

Allez, du courage, se motiva l’exploratrice une fois arrivée devant l’entrée.

Une porte à la peinture verdâtre écaillée, un peu grêlée. Son phare intérieur, palpitant, lui conjurait de la laisser fermée et chercher un autre havre Mais où ? Existait-il un seul endroit sûr autour d’elle ? D’un côté l’insondable forêt avec ses bruissements étranges,  pareils à des messes basses ? De l’autre, la mer azurée, multi risques ?

Elle hésita. Elle voulut d’abord regarder par la fenêtre à croisée. Des cristaux de sable et d’embruns brouillaient les carreaux à moitié fêlés. Tout au mieux devina-t-elle des formes derrière son reflet en surimpression. Son cœur frappait sa poitrine, comme s’il réclamait à sortir. Elle, au contraire, éprouvait quelque appréhension au point d’espérer trouver porte close.

La poignée rouillée tourna toute seule entre ses doigts encore fripés par l’eau saline. La lourde en bois s’ouvrit sans bruit. Ou peut-être que le ressac bruyant contre les rochers avait emporté le grincement.

Coline franchit le palier, son trident serré dans la main droite, prête à aérer le premier ostrogoth qui poserait une paluche sur elle. L’intérieur était déjà bien ventilé. Trop, même. La réfugiée frissonna au souffle descendu des entrailles du phare; propre à moucher les chandelles, mais pas les nez humides. Elle essuya le sien d’un revers de bras, avant d’éternuer. Une fois… deux fois. Elle tenait un rhume et sa fourche jupitérienne fermement, suspendue à une réaction. Rien. Le Silence. Du moins dans une certaine mesure car la mer se faisait entendre par delà les murs, usant sa salive sur les rochers en contrebas. Le vent allait et venait entre les étages. Et qui d’autre à errer ?

Au fond du corridor d’entrée un escalier tournait en colimaçon. De part et d’autre du couloir aux murs rocailleux, deux pièces.

Celle de droite, une chambre chichement meublée d’un lit étriqué, d’une table, et d’une commode en bois. Pas grand-chose à piquer ici, sinon une lampe à huile, une chaise au bout du pageot, voire un roupillon à condition d’avoir le sommeil aussi dur que le matelas. Coline ouvrit les tiroirs du chiffonnier, tous vides, sauf un. Dans celui du bas une marinière et un pantacourt, comme oubliés. Ou laissés intentionnellement ? Se servir chez l’habitant, en voilà du propre ! le sermonna son Jiminy Criket intérieur. Propre et repassé, qui se serait gêné ? Séance essayage. Le pantacourt était à sa taille. Le polo s’avérait un peu serré aux entournures, mais elle s’en accommoderait.

Éreintée par son voyage, la tentation lui prit de s’allonger sur la couchette aussi inconfortable fût-elle. Et puis elle pensa aux dangers potentiels. La chaude couverture était susceptible de devenir un drap « ouste ! » si le gardien des lieux la surprenait. A l’idée de se faire réveiller par un ours mal léché, Boucle d’Or ravala son dernier bâillement.

Tour d’horizon de la pièce voisine, où le temps s’était arrêté sans plus jamais repartir. La fenêtre jaunâtre jetait une lumière anémique sur une cuisine-salle à manger laissée dans son jus. Un autre jus devait avoir bouillonné jadis au fond des casseroles en cuivre suspendues au mur. Une table trônait au milieu, recouverte de toile cirée. Dans un angle, un réchaud hors d’âge, seule flamme au foyer avec la grande lanterne pour peu qu’on sût l’allumer.

Coline ignorait l’âge du bâtiment. En tout cas une chose de sûre, la fée électricité ne s’était pas penchée sur son berceau. Rude défi pour une citadine élevée dans un certain confort.

Seule commodité un tant soi peu moderne, un évier flanqué d’une pompe manuelle. Bon, encore fallait-il que l’eau fût potable. Le robinet n’était pas engageant, trogne de gargouille en fer… et damnation ? Elle actionna la pompe d’où jaillit un mince filet aqueux, en apparence limpide. Une petite voix prudente l’exhorta à faire quand même bouillir l’eau dans une casserole. La jeune femme hésita, renifla le liquide, en but finalement une gorgée. Elle n’y décela aucun goût particulier. Son odorat alléché la mena en revanche jusqu’à un cellier plein comme une barrique.

Le petit recoin aménagé ne comptait à vrai dire que deux tonneaux dont l’un était vide. Le second renfermait crabes, homards et autres bouquets entassés comme des sardines.

La visiteuse piocha une crevette rose, s’assura qu’elle était bien comestible. A vue de nez, la qualité de conservation était au rendez-vous. Son appétit aussi du reste, qui grondait d’impatience. En confiance elle engloutit le fruit de mer et les suivants d’une traite, pulvérisant son précédent record de décorticage. A la différence qu’au dernier réveillon du Nouvel An les crevettes étaient cuites, or là elles n’étaient qu’sept.

Coline ressortit du cellier. Sa dégustation avait suffi à la caler. Dehors la mer continuait de la ramener toujours et toujours, incapable de tenir sa langue. Le Grand Bleu par sa couleur, mais pas la Grande Muette, ni « la grande mouette », la faune ornithologique se faisant étrangement discrète pour le moment.

Quand on parle du volatile, on en aperçoit la plume. Un bel empennage blanc posé sur le coin de la grande table nappée. Quelque fut l’endroit où s’était retiré le gardien du phare, il n’avait pas encore jeté l’encre, au vu du petit flacon couleur noire où tremper sa rémige. Tout près, une sorte de cahier manuscrit ramenait la couverture à lui, bien qu’en étant totalement dépourvu. Coline s’étonna de n’avoir remarqué pas l’ouvrage avant.

Elle lut, en titre sur la page de garde : « Journal ».

La curiosité la poussa à tourner les premières pages plus fripées que des vieilles mains par la lessive du temps. Des mots alignés, blottis les uns contre les autres comme pour se tenir chaud dans ce nid à courants d’air. Coline sentit son cœur se serrer lui aussi. Elle reconnaissait cette écriture patte de mouche inclinée vers la droite, aux majuscules échevelées pareilles à des herbes folles. Celle de Lucas. Non, je dois rêver ! Si les homards s’agitaient encore au fond du cellier elle leur aurait demandé de la pincer très fort. Des frissons nerveux lui parcoururent le corps, en ondes fulgurantes. Le palpitant en mode tachycardie, sans même prendre le temps de s’asseoir, elle se jeta dans la lecture.

Jour 1

Étant petit, je consignais mes rêves sur un petit carnet. Du moins tous ceux dont j’arrivais à me souvenir, une fois sorti des bras de Morphée. Qu’est devenu ce document ? Probablement perdu dans les limbes d’un déménagement hâtif. Personne ne l’a jamais lu. Dieusait si ce sera le cas aussi de ce journal que j’inaugure d’une plume malhabile. A ma décharge j’ai plus l’habitude des stylos bille.

Cette page blanche est un peu le tarmac où je peux poser mon esprit. La tour de contrôle répond encore, quoique déboussolée. On le serait à moins, après ce que j’ai vécu. Rêve en cours ou réalité ? Je me sens comme Alice qui se serait fait la malle (indienne). Çà m’apprendra à suivre ce Lapin Blanc endimanché jusqu’à la scène. J’ai voulu me prêter au jeu pour ma fiancée, uniquement pour elle,sans m’attendre à basculer vers une autre dimension.

LEscamoteurme fait entrer dans sa caisse supposée truquée et avant le temps de dire ouf… Pouf !

Me voilà téléporté au beau milieu d’une grande pièce. Désorienté, au bout de quelques pas, je trébuche sur un lustre. Que fait ce chandelier planté au sol ? Et ce canapé au plafond ? Table, armoire, miroir sur pied défient singulièrement la gravité, pendus vers le bas . Je me demande alors si c’est le monde à l’envers ou simplement ma tête. Ça fait partie du spectacle, me dis-je sur le coup. Quelque part derrière un de ces murs, le magicien doit entretenir le suspens, meubler par des blagues avant ma sensationnelle réapparition.

Soudain tout bascule. Comme si une main invisible renversait le salon. L’impression d’être dans une boule à neige, mais sans la neige.

Un fauteuil d’époque amortit ma chute. J’ai le cœur au grand galop. La menace enfle et désenfle en rythme. Juste derrière mon dos, une respiration frénétique. Une peur irrationnelle, indicible, m’enfonce son aiguillon. Un témoin aurait d’abord pu penser au dard d’une guêpe en voyant mon bond. Je me retourne, un pulsar dans la poitrine. Le dossier en velours aussi palpite très fort. Ce siège est diablement vivant, ou du moins en a tout l’air. Et moi je manque d’air, je veux sortir, rejoindre ma place aux côtés de ma bien aimée. Au fond du salon, une porte. Fermée ! Je donne des grands coups en criant. En vain.

Passé cet accès de panique, je m’efforce à reconsidérer ma prison avec des yeux différents, dans un autre état d’esprit- celui de tous les possibles. Lewis Caroll nous montre la voie, à mon imaginaire et moi, de l’autre côté du miroir.

Face au fauteuil et à l’armoire, une psyché sur pied, au style baroque. Elle en impose ! Mon reflet beaucoup moins, qui rétrécit à mesure que je m’en approche. Je tâte la surface de la glace, en quête d’un passage. Sans m’attendre à une main tendue… ou plutôt agrippée manu militari par mon alter ego revenu aux dimensions initiales. Sans comprendre ni quoi ni qu’est, j’avais pris sa place derrière le miroir… et lui la mienne.

Déjà chez lui, mon double s’installe dans le fauteuil capitonné avec un sourire d’aise, déplie ses jambes puis un journal sorti dieu sait d’où. « Je est un autre » a écrit Rimbaud. J’en ai l’illustration, parlante si je puis dire, bien que cet avatar n’a pas encore ouvert la bouche. Tout à sa lecture, il ne m’entend pas tambouriner contre la glace. Du moins il en fait mine. C’est ma copie conforme, même visage, mêmes mains qui tournent pour le moment des pages (blanches) et plus tard, peut-être, caresseront ma fiancée. Car pourquoi se gênerait-il ce fumier d’imposteur ? Cette pensée m’est intolérable.

Je hurle ma détresse, seul, cerné par moi même en plein palais des glaces. A la fête foraine avec Coline, je fais meilleure figure. Partout des psychés, à en donner le vertige ! Mon reflet, démultiplié à l’infini, m’oppresse la poitrine, me serre la gorge. Mes yeux s’embuent, miroirs de l’âme et de larmes. Je me vois piégé dans cet endroit pour l’éternité. Non ! Il faut que je parvienne à me casser, en un seul morceau si possible. Malheureux ! me conjure la voix de la superstition, si tu te brises, sept ans de malheur t’attendent ! Mon amour aussi m’attend, me dit-je pour me redonner du courage. Je secoue l’une des psychés jusqu’à la renverser au sol et y saute à pieds joints comme dans une flaque d’eau. Mais au lieu de m’en éclabousser, je passe au travers et retombe au milieu du salon.

Des éclats de verre jonchent le fauteuil encore occupé par mon reflet juste avant. Je me relève, titubant ; à se demander lequel entre le miroir et moi est le plus fracassé .

Rien n’a bougé en apparence. La porte est toujours là. Surprise, cette fois elle s’ouvre. A savoir si cet escalier ne m’en réserve pas une autre, tout aussi tourneboulante. Les dernières marches disparaissent dans une chape cotonneuse, opaque. Une enveloppe de mystère qui aurait fait dire à un détective calembourdeux : « Élémentaire ma chère ouate sonne… » Sans préciser si c’est mon retour sur scène ou ma perte ? Pas question de m’y risquer. Je veux faire marche arrière mais trop tard ! la lourde s’est déjà refermée à clé derrière moi.

Me voilà piégé au pied d’un escalier au sommet ennuagé. Dois-je en faire une montagne ? Car en y repensant jusque là j’ai toujours eu l’ascendant sur ses prédécesseurs, les tout droit, les biscornus, les raides ; certes parfois au prix de bien des efforts, pendant les déménagements.

La nébulosité blanchâtre rajoute du piment à l’ascension qui ne manque pas de Ciel non plus. J’en prends toute la mesure, une fois arrivé en haut. J’émerge de la couche vaporeuse par une trappe. Autour de moi, ce n’est qu’immensité, un océan immaculé, pommelé comme un chou-fleur. Le point d’orgue de mon voyage, à moins qu’un musicien aux tuyaux ne me transporte encore au-delà. Les yeux écarquillés, je tends l’oreille. Pas de mélopée céleste, ni même l’ombre d’une aile angélique… ou d’avion. J’y entrevois une bonne raison que mon cœur tambourinant connaît bien. Ce n’est pas encore mon heure et mon ange m’attend ici bas.

Si notre amour est solide, à toute épreuve, j’ai des doutes quant au plancher nuageux. Car il se peut que non seulement le soleil (notre soleil ?) passe au travers, mais mon pied aussi. Je tâte précautionneusement le terrain dont la texture filandreuse rappelle celle d’une barbe à papa. Une mauvaise appréhension peut précipiter ma rencontre avec un autre grand barbu devant l’éternel. J’y vais par étapes, à quatre pattes pour commencer avant de me mettre sur mes deux jambes.

J’arpente ce désert ouaté dans un état de déréliction complète, marchant d’abord puis courant pour tenter d’en saisir l’infini. Aucune âme en vue, nul saint auquel me vouer. Je me souviens avoir crié jusqu’à ce qu’enfin le ciel daigne me répondre.

Mais pas de la façon espérée.

Mes appels ont semble-t-il électrisé l’atmosphère. Pour tisser la métaphore, l’édredon virginal se met à filer un mauvais coton. Des éclairs crépitent sous moi comme des flashs de paparazzis accompagnant mes premiers pas au Ciel… qui s’avéreront les derniers. Soudain je sens le sol onctueux se dérober.

Et c’est la chute libre.

Je tombe comme jamais pendant mes cauchemars les plus vertigineux. D’aucuns, si la providence les conduit un jour à ce journal, vont penser que je relate là un mauvais rêve. Si c’était le cas je ferais n’importe quoi pour me réveiller sur mon strapontin de music-hall ô combien plus confortable qu’une vieille chaise en bois. Auprès de toi ma Coco restée dans ta dimension et qui ne lira peut-être jamais ces lignes. A moins que tu ne prennes la même correspondance. Je t’en conjure, mon amour, où que tu puisses te trouver en ce moment, fais attention à toi.

Mon poignet est tout engourdi. Je pose ma plume provisoirement, car le point final est encore loin.

PS : J’aurais aimé en prélever un de rémige sur cet oiseau fabuleux qui m’a rattrapé en pleine chute puis déposé sur cette île. Un territoire dont j’ai tout à découvrir. Une carte retrouvée fortuitement près des rochers en trace les contours. Il y est fait mention de la Grotte du Salut sur son rivage au nord ouest du phare. Salut ou Perdition? Je verrai bien à la lumière du jour.

Les dérives du petit à cran 

D’après Dino Buzatti

Un ami millionnaire m’a offert une nouvelle télé achetée au Japon. Elle présente une particularité. Elle s’allume toutes les fois où quelqu’un parle de vous, où qu’il soit. Le reste du temps elle reste éteinte.

Je l’ai testé. Une image est apparue, montrant ma chère et tendre Florence en plein ébats torrides avec son chef de service, un arriviste falot qu’elle m’avait présenté une fois.

-Que va dire mon mari ? s’inquiétait-elle entre deux coups de rein.

-Il n’en saura rien. Pense à ton avancement.

Mon ami a compati devant ce spectacle lubrique, semblant prendre conscience qu’allumer ce cube d’apparence insignifiante c’était comme ouvrir une boite de pandore.

Dans la foulée je me suis séparé de ma conjointe mais pas de mon téléviseur en dépit des recommandations du millionnaire. On ne reprend pas un cadeau, lui ai-je dit.

J’aurais dû l’écouter.

La petite lucarne, ici réduite à un trou de serrure, m’a appris au fil des visionnages que mes relations appréciaient surtout ma femme. On se tapait une bonne bière en terrasse et moi, je dégustais. En substance, je l’avais mérité ; trop pantouflard, pas assez ambitieux. Je tirais Florence vers le bas, ce à quoi je m’inscrivais en faux, tout du moins sur le plan intime. Combien de fois m’avait-elle répété que je la faisais grimper au rideau ? J’ose espérer que ce n’étaient pas des paroles en l’air.

Un soir, j’ai voulu mettre les choses au clair avec les principaux concernés. Comme je le craignais, ça s’est mal fini, le plus costaud de mon cercle m’ayant mis la tête au carré. Avec le recul je n’aurais pas dû traiter sa femme de gourgandine.

Résultat des courses, à rester devant cette putain de télé, je me suis mis à dos tout le monde.

Peu à peu, on a cessé de parler de moi, ne serait-ce même qu’en mal. L’écran est devenu aussi noir que mes idées. Dans la continuité logique, mon patron m’a remercié sans pot de départ. Le pot, je l’ai pris tout seul chez moi. Jack Daniels me fut d’un bon conseil. Il me dissuadai du suicide, car pour ça il fallait du cran. Moi j’avais l’écran. Petit, celui ci gagnait à s’élargir, en même temps que mon compte en banque.

J’appelai mon ami millionnaire, le dernier à n’avoir pas coupé les ponts avec moi, pour lui exposer mon projet.

-Bill, combien reste-t-il d’exemplaires de cette nouvelle télé ?

-Très peu. Elle avait vocation à être commercialisée mais le gouvernement japonnais a mis son véto au motif qu’elle représentait une menace pour la sécurité nationale. Sans parler du cercle privé. Tu en sais quelque chose, non ?

-Oui, justement. Pourquoi je devrais être le seul à trinquer dans ce bal des faux derches ? Ta télé va ouvrir les yeux au plus grand nombre. Ecoute, voilà comment je vois les choses. Tu m’avances le fric pour ouvrir une franchise. Je m’occupe de la pub. Nos télés s’arrachent comme des petits pains cathodiques. Alors je peux te rembourser et ouvrir d’autres magasins. Qu’est ce que t’en dis ?

– J’en dis que tu es aigri et que tu veux semer le chaos. Compte pas sur moi !

– Bill, tu as parlé de moi pendant une soirée arrosée. Tu évoquais cette télé que tu m’as offerte, venue du pays de Soleil Levant. Tu as dit que les Japs étaient vraiment vicieux pour concevoir un tel prototype. J’ai conservé l’enregistrement. Ca ferait tâche auprès de tes partenaires nippons s’ils en prenaient connaissance.

-Salaud ! Tu bluffes !

– A toi de voir. Florence me reprochait mon manque d’ambition. Je compte bien lui démontrer le contraire. Alors, tu me suis ?

Et bien, croyez le ou pas, Bille m’a suivi. Il a passé une première commande auprès du fabricant pour un prix de gros.

Rapidement, l’engouement a été tel qu’il a fallu multiplier les lignes de production. J’avais vu juste, la télé nombril s’arrachait. Les vêtements aussi, même les yeux au comble de l’hystérie ! Ainsi est la nature humaine. Vos oreilles sifflent quand on parle de vous. Nous avons ajouté l’image en plus du son et les gens voulaient regarder, tout regarder, c’était plus fort qu’eux.

Depuis mon magasin j’ai vu des couples s’écharper dans la rue, des quidams en poursuivre d’autres avec des battes de base ball pour en avoir trop entendu en prime-time sur Ragots TV. Tout un programme !

Ca a commencé à mal tourner pour moi le jour où une horde de téléspectateurs en furie a investi la boutique pour la mettre à sac. J’ai pu m’enfuir par la réserve.

Le fabricant japonais, quant à lui, est sortie de la sienne de réserve. Accusé de propager la discorde et la défiance, il s’en est lavé les mains. Et qui a pris un savon, je vous laisse deviner ?

Sur ordre des autorités, mes dix magasins ont été saisis, le matériel confisqué. Il se dit que des postes se vendent toujours sous le manteau.

Celui qui fut mon ami, impliqué dans ce désordre cathodique, doit me vouer aux gémonies depuis la maison d’arrêt où il attend son jugement. Un simple pressentiment. La télé dans ma cellule, branchée sur l’info en continu, ne le dit pas. Elle reste allumée.

Même quand on ne parle pas de moi.

Les aventuriers de la malle (19)

Une replongée dans la magie pour clôturer l’année. Désolé c’est long entre les épisodes

dans l’épisode précédent : Lionel et le magicien ont vu leur amie Coline disparaître dans l’abreuvoir du saloon, sans avoir le temps d’intervenir. Entrés dans le saloon, ils cherchent un passage ouvrant vers un autre monde. Lionel trouve sur le comptoir un sac contenant des lettres.

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Il en déversa le contenu sur le comptoir. A sa grande surprise, ce fut une pluie de lettres majuscules.

– Attends ! Attends ! lança-t-il à son acolyte avant que ce dernier n’eut fracassé le miroir.

L’autre reposa la chaise, pour aller se pencher sur cette trouvaille saugrenue.

– Les pionniers jouaient déjà au scrabble ? s’étonna le grand chapeauté.

– Seulement depuis cinq minutes. Ce sac n’était pas là avant, je peux te le jurer.

Consonnes et voyelles grossièrement étalées se prêtaient à toutes les combinaisons. Et Dieu sait si on pouvait en composer des mots ! Des courts, des longs, des gros, des tarabiscotés.

Sans oublier les anglicismes tels que OUT.

Le lieutenant regroupa les trois lettres. Un souvenir comptait triple dans sa mémoire. Celui des parties de scrabble avec ses regrettés grands-parents. Il se rappelait le Larousse, implacable juge de paix toujours sur la table, jauni, corné, plus feuilleté que la pâte du même nom.

Chez les Meunier, les repas du dimanche se terminaient traditionnellement par une belote. A dix ans le plus jeune des petits-fils brouillait déjà les cartes comme nul autre pareil. Depuis, l’Escamoteur avait fait du chemin, fabriqué des mirages sans jamais s’y laisser prendre. Jusqu’à ce dernier soir. Dans le présent piège à Narcisse, il discernait tout au plus deux silhouettes humaines très floues, entre reflets et illusions.

Les mots font leur effet, dit-on. Pourtant, pendant un long moment il ne se passa rien.

– Fausse piste, ça nous mènera nulle part, soupira Lionel, prêt à quitter la partie.

– A moins de s’y prendre différemment.

Sous le coup d’une intuition, Yann plaqua les trois graphèmes contre la glace. Il voulut les scander oralement à la manière d’une incantation, mais trop tard. Comme chauffé au lance-flamme le verre se mit à fondre, se liquéfier, jusqu’à former une inextricable mélasse. Une mouche coquette s’y serait engluée, des doigts aussi. L’illusionniste retira in-extremis les siens, laissa les lettres aux prises avec cette saisissante gélatine. Le miroir absorba l’offrande alphabétique avant de la recracher aussi sec à l’autre bout du saloon.

S’ensuivit un rapport de force inédit opposant un flic derrière un bar à une autre police, d’écriture celle-ci, considérablement agrandie. Car sous les yeux médusés du lieutenant et de son auxiliaire, OUT se remit sur pied et gagna surtout des proportions stupéfiantes.

– Rassure-moi, tu m’as tendu une loupe ? demanda le premier d’une voix blanche.

– Non, c’est bien la nouvelle échelle.

Chaque mot a un sens. Certains en possèdent même plusieurs. Très rares sont ceux qui combinent la vue, le toucher et le goût. Depuis quelques instants, OUT ne rentrait plus dans aucun dico. Trop imposant, au moins deux mètres ! Trop vivant aussi. Des yeux globuleux, une bouche improbable, des mains capable de tordre n’importe quelle grille et pas seulement celle d’un scrabble.

Les deux camps se dévisageaient en silence. Très vite, Lionel décela au fond des pupilles adverses une lueur hostile. Muettes ou pas, les lettres lui faisaient une désagréable impression.

Les courbes bonhommes du O n’arrondissaient en rien son regard fixe et farouche. Court sur pattes, plus droit qu’un I, l’oméga grec gardait les bras écartés, prêt à dégainer une arme imaginaire. Côté bar, on se demandait comment le ceinturer sans le changer en huit. Un défi qui se conjuguait au pluriel avec les deux autres larrons.

Dans la suite alphabétique, le U. Ses yeux, perchés entre les deux barres, sans doute cuits trop longtemps, étaient durs. Ses vis-à-vis partageaient ce constat, la « chose » n’avait rien du porte-bonheur, si ce n’était la forme. Et un fer de cet acabit ne se trouvait pas sous les sabot d’un cheval. Ou alors un grand ! La majuscule, à une lettre près de la victoire, levait déjà les bras bien hauts.

En rafraîchissement avant le combat, la maison offrait un T glaçant. Des airs d’épouvantail avec les membres tendus terminés par des battoirs. Yann voyait aussi un séchoir sur pied à l’expression belliqueuse, capable d’étendre le linge et un boxeur professionnel par la même occasion. Sans béquille il n’ira pas loin, se rassura le magicien. Un I aurait pu faire office, voyelle heureusement absente. Mais qu’à cela ne tienne, l’unijambiste se déplaçait en sautillant.

– Et je pensais avoir tout vu, commenta Lionel, plissant son front dégarni comme pour mieux déchiffrer l’adversaire.

– Ils sont peut-être là pour nous guider, espérait encore son ami.

La trinité alphabétique cumulait gros et mauvais caractère. La preuve quand O sauta derrière le bar, dans l’intention d’offrir un coup aux étrangers.

Lionel dégusta contre son gré. D’abord il eut l’impression d’un temps suspendu, à au moins cinquante centimètre du sol. Sans qu’il n’eût pu esquiver, la rondelle hargneuse l’avait empoigné et soulevé par le col échancré de son marcel. Son corps hissé en balance figurait un point d’exclamation culbuté se défendant avec fougue. Ses pieds frappaient le vide, autant dire des coups d’épée dans le O. Sa main droite tâtonna l’étagère en dessous du miroir en quête d’un objet contondant, n’importe quoi susceptible de refroidir le beignet. Hélas, la chance n’était pas de son côté. Rien si ce n’est la poussière accumulée par le temps sur les étals.

L’Escamoteur en arriva à la même conclusion que lui aussi était sans verre et contre tous. D’autant plus impuissant face à l’imminence d’un nouvel assaut sur le comptoir.

La première attaque vint d’un boomerang improvisé en la personne de U. Son vol elliptique souffla les mèches hirsutes du magicien heureusement sans toucher à son intégrité. Il s’en était fallu d’un cheveu ! Retour à l’envoyeur. Planqué sous le rade, sa cible se doutait que T en mode aborigène n’en resterait pas là. En attendant, le O se donnait carte blanche avec Lionel dont le teint virait à la même couleur. Pas très en phase avec son symbole, celui de l’oxygène, il lui comprimait la gorge. A l’étreinte où allaient les choses, le malheureux passerait bientôt l’arme à gauche !

En ni une ni deux Yann se jeta sur la lettre bonhomme. Il eut l’impression d’enfourcher un cerceau dément.

Le contact caoutchouteux, un peu collant, ne fut pas sans lui rappeler ces bonbons gélifiés Haribo. L’étrangleur se défit de sa prise aussi facilement qu’un chapeau et le renversa face contre le rade. Le bar n’était pas tenu mais notre pauvre homme si, fermement, d’une main par le fond de pantalon, de l’autre par le collet. Une bouteille devait très bien glisser sur le bois lisse et verni. Un corps aussi, avec un peu d’élan. Yann en fit une démonstration digne de Madame Chiffon dans la pub Pliz. Sa cascade dura quelques secondes et des poussières. Les particules volèrent, puis ce fut le tour du gaillard, un mètre au-delà du comptoir. Sa sortie de route se solda par un tonneau… d’au moins 10 litres, cependant vide au moment de l’impact.

Lionel reprenait ses esprits et son souffle non sans quelques halètements saccadés. Conscient qu’il devait une fière chandelle au magicien. Seul, il n’aurait pas tenu la trachée haute à son compresseur très longtemps. Foutues lettres complètement timbrées ! Dans le lot aucune pour rattraper l’autre, si ce n’était l’attraper, lui.

Super U, émule de Superman, fondit droit sur sa cible encore un peu étourdie, les poing en avant. Mu par un réflexe d’auto conservation, le policier se plaqua au sol derrière le bar. Une odeur éthylique imprégnait le plancher craquant. Whisky à 80 degrés et virage à 360 pour l’assaillant qui revenait à la charge après avoir raté la première.

Lionel fit volte-face, bloqua la nouvelle frappe de toute la force de ses deux bras. S’ensuivit une lutte qui tourna à son avantage. Au terme d’un bref combat, c’était plié, si ce n’est l’inverse. A califourchon sur le U, il s’employa à en écarter les deux branches jusqu’à le changer en I. Le bougre avait la forme du fer à cheval, mais pas sa résistance. Une chance !

Et maintenant il fallait que ça file droit… vers le T resté en retrait devant le comptoir. Le viseur se représenta une quille à dégommer, voire à gommer comme une lettre en trop. Il pesa ses chances. Aussi légères que le U déformé soulevé à bout de bras. Force et précision du lancer pouvaient faire cependant la différence. Raté ! De peu. Le projectile graphique termina sa course dans le décor.

Le T répliqua sur-le-champ. Sa barre horizontale entra en rotation et il s’éleva tel un hélicoptère. L’hélice déchiquetait l’air ambiant, avide de se mettre autre chose sous la pâle. S’il existe un club des chics T, celui là a dû s’en faire virer, pensa Lionel en suivant sa trajectoire. Le ventilateur passa au dessus de lui dans un bourdonnement sourd.

Il suffisait de pas grand-chose pour que ça parte en vrille : un grain de sable, un projectile dans les pâles. Mais encore fallait-il trouver les munitions. Autre option de poids, voire de contre-poids, se jeter sur le mutant volant et s’y cramponner façon Bébel à ses grandes heures. Lionel tenta le coup, bondit sur lui, l’attrapa des deux mains. La pression exercée sur sa base ne suffit pas à faire redescendre l’éolienne. Au contraire,  le T reprit de la hauteur, emportant son lest humain.

Le lieutenant Gaillard s’offrait une partie de jambes en l’air. Une expérience perchée, insolite, mais qui ne crevait cependant pas le plafond. Au bout de la tyrolienne infernale, un mur en planches. En bas, des tables de poker dont certaines renversées. Une lettre aux rondeurs bonhommes poursuivait Yann dans tout le saloon au mépris du mobilier. Un moment acculé près du piano, ce dernier tentait de le garder à distance avec une chaise.

L’« héliconsonne » piqua droit vers l’oméga, comme pour lui passer à travers. O hargneux ou cerceau enflammé, du pareil au même aux yeux de Lionel qui lâcha sa prise avant l’instant critique. Il chuta d’un mètre, se réceptionna en roulé-boulé. S’ensuivit un face-à-face entre un être par ailleurs sans face ni revers et un cascadeur au crâne rasé. Le O- comme ouïe fine- s’était aussitôt retourné, prêt au pugilat. Et Lionel de porter la première estocade au moyen d’une chaise. Le siège en balsa administré sur son arceau supérieur ne fit que rebondir. En retour l’autre lui asséna un regard comminatoire.

Merde, je l’aimis en rogne !

Seule solution : le repli. Notre homme se retourna, tomba nez à nez sur le T. Une lettre ni recommandée, ni recommandable, presqu’au même titre que le X objet de tant de plaintes. Le policier impliqué en savait quelque chose. Les bras hélice pivotèrent vers lui, trop vite pour qu’il eût le temps d’esquiver.

Le coup en pleine tempe l’envoya direct au tapis. Estourbi, il se releva au prix d’un effort inconscient; puis retomba sur ses genoux. Le gauche et le droit étaient encore d’origine, certes un peu contusionnés, abîmés, mais en rien usés par la prière. Une petite voix prévenante lui dit que le moment était venu d’en réciter une. Il n’en eut pas le temps. Une force insensée l’arracha du sol et l’envoya valdinguer deux mètres plus loin, sur ce qu’on pouvait appeler en la circonstance une table de réception. Le meuble, parmi les derniers encore, debout se brisa sous son poids. Toucher du bois porte bonheur, selon la croyance. La tradition préconisait cependant un contact moins rude. Mon kiné aussi, grinça Lionel en espérant ne pas retrouver des vertèbres mélangés aux débris de la table. Des signaux électriques convergèrent vers son cerveau pour un bulletin spécial. Flash info, il avait le dos en compote ! Autre nouvelle, plus inquiétante, le O, tout en délicatesse, entendait finir le travail.

Allez, vienst’acharner sur un homme à terre, déchet de l’alphabet !

Ces dernières paroles pathétiques ne purent franchir ses lèvres. En revanche, des notes de piano se frayèrent un chemin jusqu’à ses oreilles. Il tourna péniblement la tête vers son acolyte installé sur l’estrade. Alors Monsieur taquinetranquillement les touches pendant que j’en prends plein la gueule ! CA adoucissait les mœurs, disait-on. Le son produit son petit effet car alors, le O paraissant hésiter entrer tirer sur l’ambiance ou l’ambulance.

Lionel n’aurait su dire la mort donne des ailes, mais en revanche il était convaincu qu’un L pouvait la donner. Suivant le même principe de mutation, cette lettre devait cracher la poudre par sa barre longue en forme de canon. Je dois tenter l’expérience, c’est peut-être notre seul salut, se galvanisa notre homme. Pour le moment O ne faisait plus attention à lui mais au soliste en train d’interpréter du Bach. Tendu, toujours à deux doigts de la fausse note, l’artiste jouait sur la corde raide. Le T, mélomane, se mit à en pincer d’autres, vibrantes, avec le concours du U changé en harpe.

Le charme opérait sur l’ennemi ; le moment ou jamais de s’éclipser à quatre pattes, jusqu’au comptoir. Pour autant Lionel n’avait pas dit son dernier mot, ou plutôt sa dernière lettre. Mais encore fallait-il s’y retrouver entre les consonnes et voyelles éjectées du zinc par l’Escamoteur à la faveur d’une glissade magistrale.

Là, tombé sous le rail de cuivre, un L ! Une majuscule bien minuscule, mais qui devait abriter un potentiel énorme derrière le miroir. Du moins l’Humain espérait-il pouvoir l’exploiter contre ses frères alphabétiques. Sa carte secrète dans sa main droite, il se releva en prenant appui au bar. Vite, le Prélude en Do Majeur touchait déjà presque à sa fin ! Le sien de dos, douloureux, réclamait un massage en urgence. Notre dur à cuir relégua cette requête au rang des non-priorités. C’est que sa carcasse éprouvée en avait vu d’autres. Mais ses yeux ne pouvaient en dire autant du O anthropomorphe mimant le pianiste de ses dix doigts. Du jamais vu, comme à peu près tout le reste. Le T en osmose grattouillait toujours le U.

Lionel passa de l’autre côté du zinc non sans se tenir le bas des reins. Il était homme à aller de l’avant en toutes circonstances, quoiqu’il arrive. Or au même moment le couac arriva, la fausse note, le petit accroc sur la toile sonore. Perturbé, l’Escamoteur perdit le fil, enchaîna les inexactitudes. L’harmonie s’était brisé, et très vite ce fut le tour du piano défoncé par le O d’un seul coup de poing. On pouvait être un vandale et posséder l’oreille musicale. L’instrument rendit un dernier bruyant soupir de cordes brisées.

Le magicien s’éjecta de son tabouret, mu par un instinct de conservation aussi primaire que son persécuteur.

– Au secours ! hurla-t-il.

Pendant ce temps, le lieutenant Gaillard œuvrait à inverser la vapeur. Laquelle embuait toujours la grande glace au mur. Il avait plaqué le L contre le miroir pensant que celui-ci l’absorberait et le recracherait dans sa version augmentée. Rien ne se passait. La première fois, il m’avait suffide placer la lettre à l’endroit indiqué. Il traça la consonne avec le doigt et y plaqua à nouveau le signe graphique. Des remous agitèrent la surface. Son reflet trouble s’y laissa aspirer, vite rejoint par la petite majuscule dans les limbes turbides.

Un coup d’œil en arrière lui montra son ami courant vers la sortie du saloon, le O sur les talons. Tiré depuis un arc, en réalité un nouvel avatar du U, le T fusa au dessus de la tête du fuyard dont la course s’arrêta violemment devant les doubles vantaux. Car à nouveau la maudite porte lui mit des battants dans les roues. En pleine poire, c’était plus douloureux. Le choc le projeta un bon mètre en arrière.

Le saloon veut nous retenir, comprit le policier. Derrière lui, le miroir régurgita le L. Lionel pirouetta sur lui même, l’intercepta au vol comme un ballon de basket. Bien que la forme angulaire tenait davantage du poteau…

Le O tractait Yann au sol par sa copieuse tignasse.

– Hé, face de Donuts ! Lâche mon ami ou je t’en loge une ! somma le policier en le braquant de son arme improbable.

Sa sommation, loin d’intimider la créature, le rendit encore plus exé-scrabble. Elle lâcha sa prise et avança au pas de charge vers sa nouvelle cible. Glacé d’effroi, Lionel ne voyait plus une grosse lettre rondouillarde mais une couronne mortuaire avec bras et jambes. A son nom.

– Feu !

Onne me donne pas d’ordres, répondit l’équerre gélatineux.

– Ok. S’il te plaît est ce que tu veux bien daigner ouvrir le feu ? Ou on est TOUS morts !

Alléluia, L entendit sa requête. Le Ciel aussi. D’ailleurs c’est lui même qui dut guider le projectile tiré en direction du plafond. Touché, un lustre tomba sur la tête du O dans un fracas de verre brisé.

Il y eut un silence. La voyelle directrice ne se relèverait pas de sitôt. U et T vacillèrent à leur tour prouvant par a + b qu’une seule lettre vous manque et le mot entier ne tient plus debout. Au mieux, il change de sens. A l’évidence, la meilleure orientation était vers la sortie.

– Fous les dehors dehors, dit-il au L avant d’ajouter : s’il te plaît !

Une formalité pour son couteau suisse qui faisait aussi santiag. La deux indésirables furent bottés allégrement ; l’un passa par la porte, l’autre à travers la vitre.

Les aventuriers de la malle (18)

Ou nous retrouvons le lieutenant Gaillard et l’Escamoteur là où nous les avons laissés avant la disparition de Coline, dans la ville fantôme de Goldencity

Lionel Gaillard secoua ses mains toutes dégoulinantes de mystère. Le fond de l’abreuvoir en bois n’en cachait nul autre. Il y a des fois où la raison patauge, dans seulement quelques litres d’eau. Le vortex dimensionnel s’était refermé comme un diaphragme d’appareil photo, emportant la clé d’un passage vers Ailleurs, et avec lui, Coline.

Yann, désemparé, passait au crible l’auge, en quête du moindre indice, d’un tuyau quelconque. Les faits l’avaient conduit à regarder ce banal récipient en bois sous une autre dimension : la quatrième.

L’hypothèse spatio-temporelle ne laissait aucun doute non plus au lieutenant Gaillard. Lui même en mesurait les effets, se croyant revenu un jour en arrière sur la scène du music-hall, là où tout avait commencé. L’histoire bégayait, l’Escamoteur bredouillait son désarroi. Le policier n’en menait pas plus large.

Nul ne savait où le cours surnaturel des choses pouvait encore les emmener. Leur tête était pleine de tumulte à l’image du tourbillon disparu sans laisser d’empreinte.

Survivant d’une espèce en voie d’aspiration, Yann attendait son tour. Inconsciemment, il retenait déjà son souffle, attaché à lui, assez pour ne pas l’offrir en pâture aux premières eaux infernales venues. La surface était redevenue calme et aussi claire qu’une boule de cristal. D’où cette prophétie improvisée, entre deux exercices d’apnée.

– L’abreuvoir va remettre ça à coup sûr, prédit l’extralucide au chapeau claque. Et cette fois, soyons être prêt.

– Il peut nous faire mariner un bon moment.

– On m’a appris à me méfier de l’eau qui dort. Pas toi ?

. – S’il n’y avait que ça dont il faut se méfier ici !

Goldencity, pensait le lieutenant, sous ses apparences de ville fantôme, avait encore du ressort. Dieu sait quelle nouvelle bizarrerie pouvait en surgir, telle un diable d’une boîte. De part et d’autre d’une large rue poussiéreuse, les baraquements en bois serrés les uns contre les autres donnaient l’impression de conspirer sous la bénédiction de l’église tout au fond. Le bureau du shérif, la blanchisserie ou encore l’hôtel s’entendaient dans un silence spectral.

Et puis il y avait le saloon où tout devait se régler, y compris les comptes.

Un écriteau près de l’entrée indiquait que la maison ne faisait pas crédit. Les vitres étaient crasseuses, jaunies, assorties au foie des colons prospecteurs venus s’y rincer la dalle. D’ici on ne pouvait voir si l’arrière-boutique débouchait sur une cour ou un univers alternatif. Derrière les portes battantes, chaque repère offrait un potentiel leurre, susceptible d’abriter une force irrésistible. Une gravité irréelle déciderait du point de chute et selon toute vraisemblance, ce ne serait pas au pied du comptoir. Peut-être à des années lumières d’ici, loin des uns et des autres.

– Coline a pris un chemin, un seul, recentra le magicien en scrutant l’abreuvoir. On peut la rattraper par le prochain flux.

Ou pas, nuança son partenaire. Depuis le début, ça se joue aux dés. Quelqu’un quelque part compte les points.

– Et t’espères le trouver attablé dans le saloon ?

– Va savoir… Allez, suis-moi, on va inspecter tout ça.

Il manquait le mot magique, et ce n’était pas Abracadabra. Néanmoins, à la façon qu’eut l’Escamoteur de pointer l’index vers lui, fébrilement, comme une badine enchantée, Lionel se serait presque attendu à disparaître. L’artiste s’en tint à une petite mise au point verbale.

– Si je veux, d’abord ! Ça commence à suffire le numéro de petit chef.

L’un dominait l’autre d’une bonne tête. Sur le moment, le policier eut l’impression de devoir lever les yeux encore plus haut qu’avant. Illusion ou réelle poussée d’hormones, peu importe, il fallait calmer le jeu.

– Ça va pas ? Qu’est-ce qui te prend ?

– Il me prend que je suis pas ton petit toutou ! Dans ta brigade on t’obéit peut-être au doigt et à l’œil, mais il n’y a plus de flic, ici.

– Ni aucun magicien, sinon ça se saurait.

Lionel regretta sa bavure. Mais trop tard, c’était parti tout seul, comme un tir quand on nettoie son arme.

Les attaques infondées, gratuites, passaient au-dessus du géant échevelé, souvent en rase-motte, parfois à des hauteurs stratosphériques. Mais celle-ci le toucha en plein cœur.

– Pardon ? T’étais bien content de mes services tout à l’heure ! Sans moi, comment tu l’aurais allumé ton cocktail molotov ?… Et on reparle du puma ? Ça chauffait pour ton cul, je lui ai chauffé le sien !

Un silence retomba sur la casserole déjà en train de déborder.

– Ça y est ? soupira le lieutenant en entrouvrant le couvercle. C’est fini ?

– Encore une chose… Dans la vie, on ne peut pas avancer tout seul. Un flic devrait le savoir.

Ce rappel pontifiant froissa quelque peu l’officier. Et par conséquent la chemise du donneur de leçon. Ou tout du moins son col, que Lionel empoigna des deux mains, bien parti pour en découdre.

– Écoute-moi bien ! J’ai vingt gars sous mon commandement. Ils doivent compter sur moi et moi sur eux. C’est le fondement de notre boulot, les briques du vivant… du flic vivant. Alors c’est certainement pas un saltimbanque qui va m’enseigner l’esprit d’équipe !

Des mots bien trempés. L’Escamoteur ne fut d’ailleurs pas en reste. Son congénère le relâcha si brusquement que déséquilibré, il chuta fesses les premières dans l’abreuvoir. L’eau vorace bouda ce gros bébé ; tout juste dispersa-t-elle d’inoffensives éclaboussures. Sur le coup, Lionel se serait réjoui de voir le show man partir en tourbillon, puisque telle était sa volonté.

– Fumier ! l’invectiva ce dernier.

Une sortie de scène au goût de pétard mouillé. Il allait sans dire que le baigneur malgré lui était aussi mouillé et en pétard. Son vis-à-vis le regarda s’extraire du bassin, péniblement, avec la grâce aquatique d’un hippopotame. Pris de regret, il lui tendit la main pour l’aider.

– Désolé, je voulais pas…

Il se brûla au regard incendiaire du barboteur, entre deux clapotis. Nouvelle approche…

– Merde, enfin, je risquerai ma vie pour vous deux s’il le faut. Tu le sais bien. Alors on va chercher ensemble Coline ?… Je n’y arriverai pas seul.

Main tendue acceptée. Mais Yann en voulait plus, et tira tellement fort que tout le reste, copieux, le rejoignit dans la flotte. Un peu plus désacralisée et trempée jusqu’au slip, l’autorité ne s’en releva pas moins, prête à livrer bataille.

– S’il faut vraiment se bagarrer, autant le faire dans le saloon, non ? soupira le lieutenant Gaillard.

– Le saloon ? Toi, quand t’as une idée derrière la tête… Bon, allons-y.

Les deux humides de l’Ouest du Middle West (l’appellation s’arrêtait à la Chaîne d’Argent posée comme un défi aux prospecteurs) une fois s’être ébroués le derrière, poussèrent la porte de l’établissement. C’était ouvert et pourtant l’un d’eux avait bien failli se casser le nez juste avant.

Fini les crépitements, claquements, tintements électroniques à l’intérieur.

Lionel tendit l’oreille, attentif au moindre bruit suspect, tel que celui d’un jeton engagé dans le flipper.

Rien.

Il écarta en premier les doubles battants en bois, lentement, sur ses gardes. Le terrain inconnu ne se prêtait pas à une entrée fracassante. L’éclaireur laissait ça aux cow-boys d’Hollywood, des vrais durs dont le poil s’hérissait seulement en cas de contrôle fiscal ou d’un divorce dispendieux. Dans la réalité les héros, quels qu’ils fussent, agissaient sans filet. En intervention, chaque première prise pouvait être aussi la dernière.

Leurs ombres se couchèrent promptement sur le sol craquant, comme en anticipation d’une attaque. Fausse alerte. La seule chose à cueillir les visiteurs en entrant fut l’odeur âcre de sciure et de vieux bois. Chacun laissa sa silhouette respective ramper par terre jusqu’à se confondre avec la pénombre.

La baraque, silencieuse baignait dans le formol, figée, gelée d’une certaine façon. Lionel eut l’impression d’investir un saloon témoin où rien n’avait jamais bougé. Il y manquait ce supplément d’âme, et d’arme par la même occasion, qui racontait le far-west entre le zinc et les tables disséminées.

Le cadre ne cassait pas trois pattes à un tabouret de bar. Un mobilier hors d’âge mais toujours debout, béni des dieux de l’ivresse dont le panthéon derrière le comptoir était vide. Fut-il rempli un jour ? Le bar attendait ses nouveaux clients sans rien à leur offrir. Un bon whisky était pourtant un bon moyen de briser la glace ici aussi intacte que le reste. Au cinéma, cet élément du décor faisait généralement assez vite les frais d’une bagarre avinée. Verre, chaise, table, voire même projectile humain, tout y passait crescendo, au plus grand bonheur du spectateur.

Le grand miroir ne souffrait d’aucune aspérité jusqu’à l’irruption des deux hommes dans le champ, chacun avec son lot de bosses et de fêlures plus ou moins visibles. Lionel y surprit des sapiens-sapiens défraîchis : l’un en maillot marcel tailladé, passé à un cheveu du trépas, le tout dernier épargné par sa tondeuse ; l’autre, un magicien loqueteux et sale dont seul le chapeau-claque faisait encore un peu illusion. Ce portrait sans fard ne flatta aucun des modèles pour qui c’était ni reflet ni à faire. Le lieutenant Gaillard relativisa néanmoins. En regardant bien, il devait avoir la gueule aussi chiffonnée après une nuit de service. L’Escamoteur n’en tint pas non plus rigueur au conseiller des grâces, seulement en froid avec son compatriote. Un qualificatif avait particulièrement du mal à passer.

– Saltimbanque, répéta l’outragé en circulant entre les tables désertes en direction d’une petite scène aménagée dans le fond. C’est d’un péjoratif !

– Pas assez noble pour Monsieur ?… Oh, coco, redescends de ton piédestal.

– Tu l’as dit sur un ton tellement méprisant !

Un concerto aurait pu faire oublier cette vilaine note, mais à viser trop haut on rate sa cible. Lionel n’avait plus taquiné les touches d’ivoire depuis la primaire. Tout juste devait-il se rappeler des accords d’au Clair de la lune, et encore ! juste un bout, un croissant en quelque sorte. Insuffisant pour faire lever la foule si tant est qu’il y ait jamais eu des auditeurs autour des tables rondes et un maestro installé derrière ce piano, en contrebas de l’estrade. Le sous-doué tenta sa chance à l’oral.

– Écoute, sois sûr d’une chose. Ta malle et toi avez du talent, et même un foutu génie, autrement on serait pas là…

Il avait mis des roses dans sa voix. Piqué aux épines d’ironie, l’autre lui rendit le bouquet dubitatif.

– Et je dois prendre ça comme un compliment ?

– Dans un sens, oui, … D’ailleurs crois-moi, j’aurais bien aimé te voir à l’œuvre, d’autant que la scène est libre… Mais là, maintenant, je cherche l’issue de secours. Tu peux m’aider …

– En musique, peut-être, suggéra l’Escamoteur en s’approchant du clavier.

Ce n’était pas un piano à queue. Dans ce genre de débit, la queue se trouvait plutôt au bar, sauf aujourd’hui… et probablement aussi hier. Comme son comparse, Yann essayait de ramener à la surface, par l’imagination, prospecteurs, cow-boys et autre danseuse à la cuisse légère supposés avoir animé le saloon. Est-ce qu’un son s’était déjà échappé du bastringue ? Ne fallait-il pas fouiller ailleurs ?

– Une seule note peut nous ouvrir le passage, affirma le magicien.

Vu du dessus, l’accordéon du riche offrait une dentition singulière, blanche et noire. Le jeune homme pressa chacune des touches, libérant toute une palette de sons. L’ébène du clavier lui rappela peu flatteusement sa dernière carie. Mais quand il appuyait sur une ratiche malade c’était une autre musique, plaintive. A l’oreille le piano semblait encore bien accordé. Hélas, la seule revue de gammes n’eut aucun effet.

– Alors peut-être un air entier, mais lequel ? s’interrogea l’élève en cherchant une partition.

– T’as des notions en classique ?

– Je me débrouille un peu. Plus jeune, j’ai pris des leçons.

– Joue un truc.

Assis sur le tabouret, Yann réfléchit au répertoire. Ses longs doigts, d’abord suspendus au-dessus des touches telles deux araignées figées, tissèrent les premiers accords de la lettre à Élise. Aucune réaction surnaturelle. Le saloon faisait la sourde oreille, à l’image du célèbre compositeur. Le soliste ne se découragea pas pour autant, persuadé d’obtenir un résultat, concerto… ou tard.

Lionel le laissa à ses expérimentations musicales pendant qu’il explorait une autre piste.

Lui croyait la grande glace capable de renvoyer un reflet à son point de départ. Par effet d’aspiration, le modèle pouvait aussi faire partie du voyage. Il passa derrière le comptoir pour mener ses investigations. Nulle goutte d’alcool ne l’aurait détourné du droit chemin. Il faut dire que la Tentation, sûrement après dépôt de bilan, avait débarrassé le dernier verre, la moindre bouteille. Même vide le bar valait encore un clou car au mur, au-dessus de la glace, était accroché un tableau déroutant. Un Buffalo Bill au faciès de lagomorphe, avec chapeau et veste à franges, posait solennellement. Leurs regards se croisèrent. Du moins le visiteur eut la troublante impression que l’autre le scrutait. Sans ses oripeaux, le portrait ressemblait comme deux gouttes de peinture à huile au lapin magicien zozoteur. Sûrement un aïeul, en conclut Lionel qui trouva refuge à la surface du miroir.

Ses grosses mains tâtonnantes y laissèrent leurs empreintes moites, en quête d’un passage secret. Avec un chandail strié, il aurait pu le rayer. Ses ongles aussi, mais il se les rongeait. Une manie dont il était encore plus difficile de se défaire que des menottes au poignet. Ce policier intègre parlait seulement en partie d’expérience, toujours resté du bon côté de la glace sans tain. Quoique ici, ça restait à voir… à voir derrière. Quelqu’un n’était-il pas en train de les surveiller tous les deux depuis l’autre face  ? Leur double pouvait cacher un triple, moins reluisant qu’un Saint Gobain.

Le reflet tout entier du saloon se brouilla.

. Trop de buée pour une seule respiration, tiqua Lionel. La pensée le traversa qu’un esprit malin donnait des sueurs au miroir.

Trois lettres apparurent dans la condensation. OUT. Le fantôme leur montrait la sortie.

– Oh, toto ! Amène-toi ! claironna-t-il.

Son appel se perdit au milieu des notes poussiéreuses de L’homme à l’harmonica. Les mêmes, répétées au piano, que le magicien jouait de mémoire. Nouvelle tentative, un ton plus fort. Yann interrompit sa bande originale pour le rejoindre côté barman.

– Le passage ! jubila-t-il en découvrant l’inscription. Quand je te disais que la musique était le sésame !

– On va en avoir le cœur net tout de suite.

Sept ans de malheur. Ces superstitieuses considérations passaient au dessus du flic déterminé à mettre dans le mille. Une chaise ferait l’affaire.

Observateur, Yann remarqua une escarcelle posée près de la caisse enregistreuse. Ce sachet en cuir d’aspect famélique lui fit repenser à la bourse offerte par les providentiels Milépine avant leur départ. Un pourboire pour la route ? Il en déversa le contenu sur le comptoir. A sa grande surprise, ce fut une pluie de lettres de l’alphabet diverses et variées comme sorties d’un Scrabble.

– Attends ! Attends ! lança-t-il à son binôme avant qu’il n’eut commis l’irréparable.

Problèmes

A un mois de la rentrée scolaire, révisons les mathématiques avec un petit problème niveau Brevet (du collège ou de pilote, c’est selon).

Sachant que la Lune se trouve à une distance moyenne de la Terre d’environ 356 000 km, combien de temps faudrait-il pour s’y rendre en voiture électrique, sachant que votre vitesse de croisière est de 130 km, qu’il faut compter une pause pipi environ toutes les 2h, un arrêt toutes les 6h dans un routier (nous parlons bien sûr du restaurant, pas du chauffeur poids-lourd derrière lequel vous avez pilé trop tard ! ); sachant également que votre voiture électrique dispose d’une autonomie de 800 km et que le temps de charge prend environ 6h (temps que vous pouvez mettre à profit pour reposer les vôtres de batterie dans un hôtel 1000 étoiles- et oui, n’oubliez pas que c’est l’espace- ou pourquoi pas redessiner la lune, votre lune à vous selon vos cratères personnels)?

Vous avez 30 mn pour résoudre ce problème. Et ne me dites pas que je vous demande la lune.

Pour les surdoués qui en redemandent, vous ferez moins les malins après ça.

A ma gauche le faucon pèlerin, le plus véloce des volatiles, dont les pointes à 180 km/h affolent les radars, en compétition avec le frégate, autre oiseau supersonique

A ma droite le moineau pouvant voler à 45 km/h et lâcher du lest à la même vitesse exactement au zénith de votre pare-brise fraîchement lessivé à l’Éléphant Bleu.

Et maintenant faisons partir un ouragan catégorie 5, soufflant à 250 km/h

Mettons que le faucon prend son envol à 13h30 de Sydney et que le moineau décolle à la même heure de Paris. 16950 km séparent ces deux points. Pour simplifier l’exercice, nous ne tiendrons pas compte des décalages horaires.

Sachant que selon les prévisions de Météo France, le faucon va rentrer dans l’ouragan à 100 km des côtes australienne et ainsi bénéficier de son effet d’aspiration à 250 km/h, combien de temps lui faudra-t-il pour rattraper le moineau parti de Paris retrouver sa dulcinée à New York ?

Déjà fini ? Je suis soufflé ! Exercice suivant.

Je vous présente le Scarabée rhinocéros européen.

Cet Hercule du monde animal est capable de transporter jusqu’à 850 fois son propre poids. A force équivalente, l’homme pourrait soulever 65 tonnes. Si vous êtes copain avec ce coléoptère et qu’il vous accompagne un jour aux courses, vous pouvez lui confier sans crainte un petit sac de commissions. Charge à vous de bien l’harnacher car il n’a pas de bras, juste quatre pattes et une corne recourbée (bien pratique pour y empaler votre liste et éviter ainsi qu’elle ne se perde).

Partant de ce postulat et sachant que cet haltérophile pèse environ 100 g, combien faut-il de scarabées pour supporter un 4X4 SUV de 1,8 tonnes ? Le supplément pondéral des passagers, un couple avec deux enfants en surpoids à l’arrière, sans parler des produits gras et sucrés entassés dans le coffre, ne rentre pas dans le calcul.

Enfin, pour finir, le meilleur haltérophile humain peut porter jusqu’à 3 fois son poids soit 260 kg. Convertissez en nombre de scarabées.

C’est tout pour cette fois. La semaine prochaine, nous réviserons la physique-chimie.

Les aventuriers de la malle (17)

Dans l’épisode précédent: Naïa la sirène dépose Coline sur une île mystérieuse pourvue d’un phare

Contre vents et marées, ce géant d’albâtre dressé sur un éperon rocheux, tenait le devant de la scène. Non loin sur le rivage, une reproduction lui donnait la réplique, en silence. Qui faisait de l’ombre à l’autre ? D’un certain point de vue, la copie en sable humide surpassait le modèle. Les maçons en culottes courtes, et autre petits Vauban du dimanche pouvaient en prendre du grain.

Coline se revoyait gamine sur la plage, avec sa pelle et son seau, laissant libre court à sa fibre artistique. Les pyramides d’Égypte revues et corrigées. Ses parents l’encourageant poliment dans ses élans avant-gardistes. Une nouvelle vague architecturale bien éphémère, engloutie par d’autres, au retour de la marée.

Il eut été dommage que le phare miniature ici présent, nettement plus abouti, subisse le même sort. Une prouesse, une tour de force haute d’un bon mètre, fidèle à l’original jusqu’au moindre détail. L’arrivante admira l’ouvrage sous tous les angles, éblouie. D’ailleurs il ne devait manquer que la lanterne : coupole arrondie et balcon circulaire coiffaient le sommet dans le respect des proportions d’ensemble. Du vrai travail d’orfèvre. Des mouettes saluaient l’artiste de leurs cris stridents.

– Coliiiine !

Quelqu’un l’appelait depuis les entrailles de la maquette. La voix plaintive, lancinante, traversait les parois aveugles. Aveugles mais pas muettes. Le témoin se gratta les esgourdes, voulant croire à une hallucination auditive. Certains sculpteurs avaient bien la réputation d’être habités par leur œuvre, et vice-versa. Seulement leur tête seule n’aurait jamais pu y rentrer, et dieu sait si certains l’avaient démesurée.

La voix reprit, plus empressée, allongeant toujours les syllabes.

– C’est moi, Lucaaas !

Elle reconnaissait bien son fiancé, ce grand discret capable de se faire tout petit. Mais autant dire que sur ce coup là il s’était surpassé ! Déjà éclaboussée d’irrationnel, Coline resta en arrêt devant cette nouvelle flaque, se demandant si elle devait la contourner sagement ou sauter dedans à pieds joints. C’est impossible, ça ne peut pas être LUI, rejeta-t-elle, cramponnée au garde-fou de la raison. Une folie en soi car ledit parapet perdait ses boulons les uns après les autres. Ne regarde surtout pas en bas, lui dissuada son bon sens. Ce qu’elle fit pourtant à la recherche du petit grain qui pourrait enrayer sa délirante plongée.

Des bases rationnelles vacillantes d’un côté, et de l’autre une construction bâtie sur du sable. Mais du sable tellement dur que l’exploratrice l’aurait cru mélangé à de la chaux. Son trident s’y enfonça à peine, impuissant comme une fourchette devant une chipolata trop cuite. Du solide. La résistance d’un totem où venait se prosterner la marée montante.

– Lucas ? …C’est… toi là dessous ? bafouilla la blondinette en piquant la paroi à divers endroits.

Une chose de sûre, il n’y avait pas de place pour deux. Ni même pour un, tout bien considéré. Les dimensions posaient problème. Surtout la quatrième, se dit l’observatrice en voyant surgir une sorte de sas en bas du sémaphore. Une porte apparue par l’opération du saint Esprit , dont la clé ouvrait peut-être toutes les autres. Une mini clé dans une mini serrure.

– Lucas ? appela-t-elle penchée vers le trou mystérieux.

– Rentre ici, lui intima la voix.

D’autres auraient compris :« rétrécis ». Ce qui revenait au même, in fine. Preuve en est avec ce changement de perspective pour le moins inopiné. En effet, sans comprendre comment, Coline se retrouva subitement à l’intérieur du phare, dans le hall.

Le rez-de-chaussée reconfiguré à son échelle (ou l’inverse?) devait faire dix mètres carrés Devant elle, un escalier en colimaçon se tortillait au milieu de quatre murs couleur beige. Un degré supplémentaire vers l’inouï et combien jusqu’en haut ? L’intruse, depuis le cage, ne pouvait distinguer le sommet de la spirale perdu dans la pénombre. Déjà son stress montait les marches quatre à quatre. Elle n’attendit pas qu’il redescende pour chercher la sortie.

Hélas, le passage secret s’était refermé, pareil à des sables mouvants prompts à effacer leurs méfaits. Si ce n’est qu’ici le sédiment était compact comme du béton. Coline s’y esquinta des ongles préalablement rongés dans le désordre. Appuyée contre la paroi, elle entreprit d’analyser la situation avec tout le sang froid possible.

Ok, donc un mauvais génie la mettait au pied du mur à proprement parler. Qu’à cela ne tienne, si elle ne pouvait pas passer à travers, alors peut-être par en dessous ? Le tapis, humide et onctueux, étouffait le bruit de ses pas. Le silence l’enveloppait tel un linceul. Mais pas question de laisser cet endroit devenir son caveau ! Peu importe où menait le colimaçon (pour être aussi tortueux ça devait être en enfer) la captive se mit en quête d’une alternative. Elle entreprit un travail de fouissage, espérant creuser autre chose que sa sépulture.

Une soudaine odeur déplaisante l’arrêta dans sa tâche. Poisson avarié, déchets oubliées, une seule certitude, ça empestait plus haut que son cul. Coline, le nez sur le qui-vive, en rechercha la source. Un seul chemin menait à l’arôme, en l’occurrence l’escalier où elle entendait des bruits de pas lourds et spongieux.

La jeune femme sentit son cœur monter dans les tours. Pied sur le frein, elle dut admettre qu’une présence nauséabonde hantait ces lieux. Dans le meilleur des cas, ce quelqu’un ou quelque chose était de bonne décomposition. Ou peut-être qu’une personne descendait simplement ses poubelles ?

– Qui est là ?… c’est toi, Lucas, ?

Un grognement bestial lui parvint, assorti aux effluves pestilentiels. Son bien-aimé n’en produisait jamais de tels, même au réveil ! Elle s’en voulut d’avoir cédé à cette voix faussement familière l’appelant par son prénom. Autant regarder l’irréalité en face, ça n’avait jamais été Lucas mais un leurre. Un leurre de la Hammer, cette célèbre fabrique de monstres ? Du cinéma sensoriel avec l’odeur, le son, et prochainement l’image. Les halètements inhumains auguraient une projection non pas en noir et blanc mais en rouge vermeil. Cette perspective sanglante sortit la spectatrice de sa léthargie terrifiée.

Portée par l’adrénaline, elle fit pleuvoir une grêle de horions sur l’un des murs. Pieds et poings décuplés y laissèrent des marques argileuses superficielles. Du sable tombait en mince filet. Il faudrait du temps pour abattre la paroi. A Jéricho les Hébreux avaient mis sept jours, d’après la Bible. Les coups désespérés et les cris remplaçaient les trompettes. Mais qui entendrait ses appels ? Dieu sait où se trouvaient Yann et Lionel en ce moment. Quant à Naïa, elle avait repris le large avec sa baignoire.

Enfin, le gardien du phare arriva au bas des marches. Sa dernière toilette pouvait remonter à la veille comme au Déluge. Difficile à dire. Même propre, un poulpe sentait toujours le poulpe.

Glacée d’effroi, Coline aurait voulu plonger à vingt mille lieues sous l’eau, oubliant que les abysses abritaient une faune tout aussi cauchemardesque. Au plus profond des mers, Naïa lui serait peut-être venue en aide. Mais ici, au sec, mieux valait ne pas trop compter sur une sirène qui devait faire cinquante kilos toute mouillée et avait un intérêt vital à le rester.

A la vue du monstre, l’Humaine réprima un haut-le-cœur, comme en proie au mal de terre. Elle le sentait chez lui dans son élément bien que certains indices trahissaient des origines aquatiques. La créature d’au moins deux mètres avait indéniablement le pied marin. Ses larges palmes assorties à des tentacules fébriles en faisaient un croisement incongru entre un canard et une pieuvre bipède. Quatre yeux rougeâtres, pareils à des cerises gélifiées posé sur un gros tas de gélatine noir, fixaient l’intruse. Cette dernière, autrement plus appétissante se savait au menu. Pour le moment, mis à part ses cheveux sur la tête, rien n’était dressé. Il manquait une fourchette, un couteau, et surtout le trident resté aux portes du phare. Repliée dans un coin de la souricière, Coline cherchait des armes alternatives. Quelques coquillages aux bords coupants ne refroidiraient pas les ardeurs hospitalières d’une pieuvre aux bras grands ouverts. Huit tentacules tâtaient le terrain jusqu’à leur cible.

Le cœur au bord des lèvres, la jeune femme luttait pour garder son sang froid. Si elle avait au moins gardé ses chaussures, elle aurait pu les jeter vers l’importun. Elle tenta de l’éloigner par de grands gestes d’effarouchement. Mais ce qui était efficace avec le chat du voisin entré illicitement sur votre terrain avait moins d’effet sur un octopode.

– Va-t-en ! Allez, ouste !

Bien que terrifiée, notre héroïne en avait encore dans le ventre. La bête immonde un peu moins. Ses entrailles grondaient, du plus profond desquelles monta un son. A mi chemin entre un brame de cervidé et un gargouillement d’évier bouché. Comment cette même « chose » a-t-elle pu me parler tout à l’heure ? La première explication était que sa langue pendue hors de sa gueule élastique en maniait une autre, parmi les plus usitées chez les Humains. Cet invertébré réputé très intelligent pouvait avoir gravi l’escalier de l’évolution, une marche après l’autre. Dans ce caspourquoi est-il redescendu ? se demanda Coline qui tenta un dialogue.

– Bel ouvrage ! C’est du solide, approuva-t-elle en tapotant le mur comme une chef de chantier.

Le compliment laissa complètement indifférent l’occupant, pas tant en quête d’un maître d’œuvre que d’un hors d’œuvre. Si Coline avait été une sauce, elle aurait déjà tourné, en rond dans une pièce bien trop petite pour deux. Une occasion se présenta de filer par l’escalier mais elle y renonça, pressentant une voie sans issue.

Trouve un truc pour l’impressionner !

Une idée lui vint sur le tas. Un petit monticule de sable amoncelé contre le mur, encore un peu humide. La belle modela grossièrement une tour pour en appeler à la fibre artistique du poulpe. Elle espérait que celui-ci n’en fût pas dépourvu.

– Regarde ! Moi aussi je sais faire des châteaux, lui dit-elle, prête à évacuer le chantier si les tentacules devenaient trop entreprenants. 

Gagné ! La bête marqua un arrêt, intriguée par sa démarche architecturale. Du moins l’artiste crut déceler une expression de curiosité dans ses quatre yeux globuleux jusque là insondables. Elle la vit se gratter un menton difficilement localisable au sein de cet amalgame adipeux où bouche et estomac ne faisaient qu’un. Il devait chercher un sens à sa création, un message.

Coline espérait que son talent très relatif en la matière ferait suffisamment illusion pour se voir ouvrir des portes. Si possible la porte de sortie.

– C’est un donjon… T’en as jamais vu, j’suis sûr. Autour je creuse les douves, commenta-t-elle en sillonnant du doigt. Et là, les ouvertures…

Le rendu artistique divisait. Des tentacules enthousiastes applaudirent, d’autres tournèrent un pouce sentencieux vers le sol, quelques unes se croisèrent avec indifférence. Un râle, venu du plus profond des entrailles lovecraftiennes remit tout ce petit monde d’accord. Ce pâté informe n’apportait aucune pierre à l’édifice. En revanche, la sculptrice pouvait apporter un bon repas. Alors pourquoi attendre plus longtemps ?

Deux bras hostiles s’élancèrent vers leur proie. Coline fit un bond de côté. Un autre appendice, qui avait anticipé la manœuvre, agrippa sa jambe droite. Direction un rond-point monstrueux à la gueule béante d’où elle ne ressortirait pas vivante. La place de l’Étoile en version octopode. Traînée sur le sable, elle se saisit au vol d’un coquillage dont elle planta l’arête dans la chair visqueuse avec toute la sauvagerie du désespoir. L’étreinte se desserra. Libérée mais pas délivrée, la récalcitrante rampa sur les fesses pour s’adosser contre une paroi. Mais ici ou ailleurs, la « Chose » en ferait son repas.

La situation était sans appel, même au secours. Nul ne pouvait échapper à cette estomac sur pattes. Sauf un miracle, la prochaine charge serait la bonne.

Dehors il devait faire encore grand soleil. A l’intérieur, une obscurité organique.

Dans une sorte de terreur résignée, Coline, repensa à tout ce qu’elle aurait pu construire. Un foyer aux bases encore plus solides que cette tour de sable. Son dernier espoir était qu’un tsunami grille la politesse au monstre. L’océan vorace l’engloutirait et toute cette construction avec elle. Comme portée par Neptune, le petit poisson se releva d’un bond pour défier le prédateur.

– Tiens, si je pouvais, voilà ce que j’en ferais de ton repaire !

Et d’écraser du pied son donjon miniature.

Alors ce fut comme si une démente avait passé ses nerfs en belote sur un château de cartes. Le chaos. Tout l’édifice se mit en mode vibreur. Des fissures anarchiques cisaillèrent les murs, pareilles à des éclairs promettant le déluge. La suite montra que c’étaient des annonces en l’air. D’abord juste un saupoudrage de grains, ensuite le sablier, sans doute pressé d’en finir, précipita au sol d’énormes blocs. Le poulpe, bien connu pour ses facultés d’adaptation, ouvrit ses tentacules en parapluie. Ouvrir un pépin à l’intérieur porte malheur, dit-on.

La bestiole n’était pas superstitieuse. Coline non plus, d’autant moins que le toit du phare vivait ses derniers instants. Et elle aussi, dans sa grande conviction.

L’escalier en colimaçon s’effondra. Puis toute la structure suivit le mouvement.

***

Une autruche tout ébouriffée sortit la tête du sable. Ou fallait-il voir une trépassée rappelée à la vie après l’ultime pelletée ? Une plagiste ensevelie, incommodée par des petites bêtes ? Ses yeux hagards et terrifiés cherchaient plutôt la très grosse dans les ruines d’un cauchemar collé à la peau. Elle déblaya ses jambes avec la fébrilité d’un chien secouriste. Après état des lieux anatomique, le compte y était. La suite dirait si, une fois à l’air libre, la pieuvre numéroterait aussi ses abattis. Huit appendices selon le dernier inventaire, toutes dévolues à la reconstruction d’un phare aux décombres insignifiants. Au mieux il restait matière pour quelques pâtés de sable. Le colosse, en s’effondrant, avait retrouvé son échelle d’origine, ainsi que sa prisonnière. Par voie de conséquence la taille du monstre avoir été réajustée dans les mêmes proportions. Peu importe le résultat, Coline voulait se trouver loin, le plus loin possible au premier frémissement du sable. Au moins à l’abri dans le phare, le vrai où, espérait-elle, nulle abomination tentaculaire ne l’attendait au tournant d’escalier.

Les vagues éternelles roulaient genèse, chacune y allant de son offrande d’écume. La rescapée s’y plongea corps perdu pour se nettoyer. L’eau était tiède.

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.

C’est écrit dans la prophétie

1- Le lion (d’après vaguement Ésope)

Un vieillard craintif avait un fils unique plein de courage et passionné par la chasse ; il le vit en songe périr sous la griffe d’un lion. Craignant que le songe ne fût véritable et ne se réalisât, il lui interdit de prendre part aux safaris.

Le fils ne devait plus s’éloigner de la grande maison coloniale dont chaque mur racontait les exploits de ses aïeux. Des tableaux à foison où le plus animal des deux n’était peut-être pas celui qu’on croit. Il restait encore une place à côté des toilettes, où le fils comptait accrocher un trophée. Seulement son père ne l’entendait pas de cette oreille, et guère mieux de l’autre vu son grand âge.

– C’est pour ton bien, lui répétait ce dernier, inflexible. Et ça c’est pour ton bain, ajouta-t-il en lui désignant une superbe cuve sanitaire montée sur des pattes de lion en ivoire. Mes servantes t’en feront couler un et te feront oublier la chasse.

– J’t’en foutrais des bains et de tes foutus rêves prémonitoires, fulmina le jeune homme. Tout est lustré ici, mais moi c’que je veux c’est m’illustrer, tu m’entends !

Dans son énervement, il envoya son pied sur l’une des pattes de lion, la dernière qu’il aurait l’occasion de toucher. Car son gros orteil goûta très mal le contact fracassant avec la paluche féline qui n’avait pas à rugir de la comparaison avec la vraie. L’impulsif rugit lui aussi, de douleur.

Mal soignée, la blessure de son orteil s’infecta. Douleur effroyable qui précéda l’agonie puisque le mal se propagea à tout le pied. Les médecins, à force de tergiverser, décidèrent trop tard d’une amputation. Le malheureux mourut en quelques jours d’une gangrène généralisée, terrassé par un lion de salle de bain.

2- La sandale (d’à peu près la Toison d’Or)

Le roi Pelias avait reçu du chêne parlant de Dodone la révélation suivante : il serait renversé du trône par un homme chaussé d’une seule sandale. En vue de cette menaçante prédiction, il ordonna à tous ses sujets de marcher pieds nus. Personne, pas même ses ses plus fidèles conseillers, ne devait contrevenir à la règle, sous peine d’être pendu en place publique. Autant dire que les cordonniers déposèrent le bilan les uns après les autres.

Un matin, alors qu’il roupillait sur son trône, un garde le réveilla.

– Sire, un marchand désire vous voir. C’est important, dit-il.

– Très bien, faites-le introduire.

Le colporteur entra et le souverain aussi, dans une colère noire en le voyant affublé de deux chaussures différentes.

-Misérable! tonna-t-il. Tu oses te présenter chaussé devant moi ! Je vais te faire exécuter ainsi que le soldat qui n’a pas ouvert les yeux !

-Mais Sire, se justifia le visiteur, il n’est pas en faute, pas plus que moi. L’arrêté royal interdit de porter la moindre paire de chaussures. Or, regardez bien, dit-il en lui désignant ses arpions. Je me déplace avec deux paires.

En effet, son pied droit était affublé d’une botte fourrée et son pied gauche d’une spartiate.

– Tu joues sur les mots, paltoquet ! vociféra le monarque. Gardes, emparez-vous de lui.

Ces derniers en furent bien incapables, car le marchand était doté d’une botte de sept lieues. En un bond magistral il se transporta sur le trône, renversa le régnant avant de le poignarder mortellement.

-Ça, c’est pour mon fils que tu as fait pendre pour avoir volé une pomme ! lui glissa-t-il en dédicace.

La prophétie disait que Pélias serait renversé par un homme chaussé d’une seule sandale. Elle n’avait pas précisé qu’il porterait aussi une botte magique.

Les aventuriers de la malle (16)

dans l’épisode précédent: Coline se retrouve séparée du groupe, aspirée par un vortex. Elle est sauvée de la noyade par une sirène qui passait par là avec sa baignoire. Une sirène attentive à son hygiène, vous l’aurez compris.

– Toute cette immensité, parfois ça me file le cafard, confessa la sirène. Alors cette plage d’intimité m’aide à me recentrer sur moi-même. A me poser les vraies questions, tu vois ? Qui suis-je vraiment ? Ou vais-je ? Mais je m’assoupis toujours avant de trouver la réponse.

Philosophe et navigatrice capable de voguer les yeux fermés. Un vrai poisson dans l’eau adepte du sommeil en apnée. Qui, du vent inexistant ou de la sirène immergée jusqu’à la tête, retiendrait le plus longtemps son souffle ? Trouvant le moment mal choisi pour une compétition, Coline siffla la fin du jeu en envoyant des vaguelettes.

. – Hé ho, réveille-toi !

Une bouille refit surface, aux yeux bleus limpides pareils à des gouttes non pas tombées du ciel, mais c’était tout comme. Si ce n’est qu’elles ne s’évaporaient pas au soleil déjà haut. Coline voulait y voir deux perles de rosée perpétuelle, signes de bénédiction.

– Il faut que je rejoigne la côte. Tu veux bien m’y conduire, dis ?

Le bain était tiède. Peu importe, dans le cas présent, on ne serait pas allé plus vite avec ou sans vapeur. Encore fallait-il s’entendre sur le cap. Bientôt aussi propre qu’un nom dans l’annuaire, la savonneuse des abysses se tortilla de tous les côtés, l’air de chercher sa serviette. Puis désignant l’horizon derrière elle :

– Là-bas, il y a une île.

Sa voisine ne la distinguait pas malgré ses lunettes.

– Déserte ?

Auquel cas, il n’y avait nulle part où sonner et partout où robinsonner.

– La dernière fois que je m’en suis approchée, c’était allumé.

– Et c’est loin ?

– En poussant bien, on peut y arriver avant la nuit.

Il n’était plus temps de mouiller l’encre mais la chemise. Et qu’importe si aucune de ces demoiselles n’en portait. Ni une ni deux, la plus aquatique des deux se jeta à l’eau.

Une soudaine accélération plaqua Coline contre la paroi d’émail. Tout aussi surpris, les flots blanchirent au passage de la baignoire soudain muée en hors-bord. L’occupante laissait à d’autres le calcul des nœuds, seulement apte à les démêler avec un bon shampoing. En se retournant vers la poupe, cramponnée au rebord, elle découvrit un nouveau moteur hybride, mi femme-mi poisson.

La sirène donnait l’impulsion à la force conjuguée de ses bras et de son appendice caudal qui brassait fébrilement l’écume. Autant dire qu’elle en avait encore sous la nageoire. Sa vis-à vis, aussi impressionnée fut-elle, la voyait cependant mal tenir la distance.

– Tu vas pas attraper une crampe ?

– Penses-tu, j’ai l’habitude !

L’une poussait le drôle d’objet flottant et l’autre les présentations pour une meilleure connaissance mutuelle. La dévouée autochtone se prêta au jeu sans tortiller, si ce n’est en ondulant sensuellement de l’appendice. Elle s’appelait Naiä. Fille cadette du souverain triton Barbalgue, excusez du peu. Une princesse aux journées moins remplies que sa baignoire. La vie au palais, aussi mirifique fut-il, ne la comblait pas. Alors, à la première occasion, n’en déplaise au maître de céans, la belle désœuvrée prenait la clé de l’océan. Elle s’en allait loin parfois, même au-delà des confins du royaume. La colère paternelle, bien qu’homérique, lui glissait dessus comme l’eau sur ses écailles.

– Ta disparition va encore faire des vagues, s’inquiéta Coline.

Voire un tsunami, à la mesure d’un père prêt à remuer ciel et mer pour retrouver sa progéniture.

– Popof est au courant mais m’a promis de tenir sa langue.

Contre la promesse de la mélanger à la sienne dans un baiser enflammé, une fois revenue.

– Bah, je lui dirai que j’ai la migraine, esquiva Naiä.

En d’autres termes, la soupe de salive resterait sur le feu.

– C’est ton amoureux ?

– A sens unique. Il a mis le cap sur moi avec bonne espérance ! Seulement, il pourrait m’offrir le poisson-lune, je ne l’accueillerais pas en escale… Bien que ce soit un gentil triton. Et toi alors, ton prince, comment il est ?

La fiancée réfléchit par quel bout commencer. Le pied gauche, si elle devait le dépeindre au réveil. A croire Lucas, certains matins, les objets se liguaient contre lui. Ici une commode sournoise lui faisait un croc-en-jambe ; là, le flacon du gel douche, pas complètement vide, avait la goutte récalcitrante. Dans la cuisine, le café et le sucre l’attendaient au tournant. Parfois ils se cachaient, les fourbes. La vérité c’est que le matin, l’embrumé n’avait pas les yeux en face des trous. Le réglage pouvait prendre temps, parfois la journée entière.

S’il fallait recenser ses défauts, Coline aurait collé la liste au frigo, ne serait-ce que pour ses goûts alimentaires discutables. Côté caractère, un homme rêveur, peu sûr de lui, souvent indécis, réservé en public… à la plus extra des femmes, se plaisait-il à dire. Ses qualités notables équilibraient la balance. Attentionné, patient, diplomate, et un sens de l’humour bien à lui.

Son visage, éloquent, pouvait parler sans mot dire. Pour preuve les guillemets aux coins de sa bouche, ouverts même pendant les silences. Ces rides d’expression lui conféraient un certain charme, comme son nez un peu fort.

La jeune femme passa sous silence les détails trop personnels. Il était question d’aborder la côte, pas la vie intime. Elle dressa le portrait de Lucas sous son meilleur jour, chargeant quelque peu la barque. Après tout, sa bonne fée des profondeurs n’irait jamais vérifier.

– Il est chanceux ton prince, commenta cette dernière apparemment conquise.

– Toi aussi tu trouveras chaussure à ton… Euh, j’veux dire un chéri. Quand on voit ta beauté.

– Oh, tu sais, mon truc à moi c’est plutôt les filles.

Changement d’orientation. Sur ce plan là, chacun son gouvernail. Troublée, l’Humaine interpréta cet aveu comme un appel du pied… ou plutôt de la nageoire. Naiä n’avait-elle pas dans l’intention de l’emmener vers l’autre bord ? Sans même parler de celui de la baignoire, sur lequel elle se trouvait maintenant accoudée, lascive, en lui faisant des yeux de Chimène.

– C’est vrai que tu me trouves jolie ?

L’auteur du compliment n’y voyait nulle arrière-pensée. Mais gare au terrain glissant, d’autant qu’en la matière il n’existait aucun tapis antidérapant. Un malentendu et cette fausse ingénue, au sourire de femme-enfant pouvait l’envoyer par le fond, sans retour possible. La façon dont elle l’avait hissé au sec (même si dans une pataugeoire ça restait à nuancer) démontrait assez bien sa force. Coline mit les choses au point en tâchant de se montrer pareille à la terre espérée, c’est à dire ferme.

– Oui, très. Seulement on en restera là, ça vaut mieux.

Sa voix tremblotante ne faisait pas illusion. Son corps nu tout frissonnant d’humidité n’en menait guère plus large. Si Naïa devait la frictionner, son petit doigt fripé lui disait qu’elle y mettrait du cœur. Trop, sans doute. La nymphette, toujours appuyée au rebord, la regardait avec les yeux alléchés d’un client attendant sa consommation.

– On est un peu différentes toi et moi, admit cette dernière. Mais est-ce que fait une différence dans le fond?

– Oui, abyssale !… On finit le voyage, dis ? Ton père va s’inquiéter.

La juvénile créature balaya ces considérations familiales d’une moue presque méprisante.

– Oh, celui là… S’il pouvait, il me garderait dans un bocal !… Allez, en route.

La timonière remit en branle l’embarcation. Coline ressentit une profonde admiration pour cet électron libre qui ne voulait pas rentrer dans le rang ou le moule. Bretonne d’affection elle ne goûtait qu’aux moules marinières. Plage de sable fin ou côte à récifs remplis de bigorneaux, il lui tardait d’arriver à destination.

En attendant, sa guide évoqua la société sous-marine.

Entre deux batifolages, les tritons aimaient pratiquer le rodéo d’hippocampes. Rares étaient ceux capables de dompter la bête, ici grande comme un pur-sang et encore plus fougueux. La plupart de ses cavaliers finissaient éjectés d’un violent coup de rein.

Autre activité masculine, la pêche. Souvent les plus inexpérimentés se cassaient les dents, voire le trident. Naïa ne mangeait pas de poisson. Elle suivait un régime végétalien essentiellement à base d’algue. Piscivore, sa grande famille avait mis cette singularité alimentaire sur le compte d’une crise d’adolescence, voire d’une arête restée coincée qui s’en irait avec le temps. Celui ci n’avait rien fait à l’affaire, creusant un peu plus un fossé avec les siens, déjà béant. .

Coline, soucieuse de ne pas descendre dans son estime, garda secret son amour du poisson en cours bouillon. Tout juste lui apprit-elle que dans son monde aussi, les plus gros mangeaient les petits. Surpêche, surconsommation, surpoids, un seul et même préfixe plus lourd qu’un porte-conteneur. Selon elle, chacun pouvait lâcher du lest en recyclant par exemple ses vêtements au lieu de les jeter. La première concernée, malgré des efforts louables, manquait parfois de vigilance. Pour preuve sa robe et sa petite lingerie offertes en offrande à la mer. Étendues sur le rebord de la baignoire et, la minute après, disparues à jamais.

– Oh non, mes fringues ! J’ai plus rien à me mettre maintenant.

– T’es bien mieux ainsi. Si tu veux, j’ai des coquillages vides très seyants.

La nouvelle Vénus déclina cette offre exotique, voyant déjà le tableau. Une œuvre à l’état brut, sans retouche, d’une beauté sincère. Une peinture à l’eau, vernie dans un sens. Car jusque là elle avait échappé au panier de crabes et aux grands requins friands de chair fraîche et corvéable. Il est vrai qu’en la matière le genre humain était maître étalon.

– Ben dis donc, ça fait pas rêver ton monde ! réagit l’indigène, après que sa voisine lui eut juste entrouvert le sombre rideau. Tu veux vraiment y retourner ?

– Oui, il le faut.

– Ok, c’est toi qui voit.

D’autant mieux par temps dégagé. Un vent festif avait dispersé les nuages et des confettis insulaires ici et là. Un horizon se profila, d’abord incomplet, tout en pointillés. Progressivement l’équipage discerna les contours d’une île, dérisoire caillou oublié au milieu des flots. A son extrémité ouest, un phare surveillait les moutons d’écume, peu nombreux en cette météo calme. Si tant est qu’il y avait une vigie pour veiller au grain. La plage, blottie entre le sémaphore et des rochers opposés ne devait en donner à moudre qu’aux bâtisseurs de sable. Tout le monde pouvait étendre sa serviette ou son exploration au-delà de la lisière forestière juste derrière.

Au dernier recensement effectué, l’île comptait un seul feu bien visible du large. Or, Coline craignait de s’y brûler, même en plein jour. Car selon toute probabilité, la vue d’une jeune femme nue ferait tourner la tête du gardien, plus vite que sa lanterne. Cette considération lui glaça le sang.

Naïa, pour sa part, ne répondait de rien une fois sur la terre ferme. Elle stoppa la baignoire en bordure du rivage.

– Tu vas devoir nager. Je vais m’échouer si je continue.

Un dernier effort à fournir. Heureusement, Coline en avait encore sous le pied, sans savoir la profondeur exacte. Ni une ni deux, après une bonne inspiration, elle plongea dans le grand bain. L’eau était plus fraîche, ourlée de vaguelettes mousseuses. Des petits plis à l’épreuve du fer solaire réglé sur thermostat chaud. Un vent tiède la poussait vers la côte. Mais au cas où celui ci devait mal tourner dès son arrivée, la sirène voulut joindre l’outil au désagréable.

– Tiens, dit-elle en lui tendant un trident. Ça te sera utile.

– C’est pour pêcher ?

– Non, se défendre.

Une variante du coup de la fourchette en plus radical. Plus encombrant aussi. Désordonnée dans ses mouvements, la nageuse sentit soudain une autre pointe, de fatigue celle-ci, la tirailler. Avec une seule main libre, chaque mètre en natation comptait double. La panique commença à lui faire boire la tasse à petites gorgées. Ballottée au gré du courant, elle ne savait plus bien si la frange sablonneuse se rapprochait ou s’éloignait. Sa bouche s’ouvrit pour appeler à l’aide. L’as des trois pics, son meilleur atout, l’agrippa par la taille et la ramena là où elle avait pied.

8

La mer léchait insatiablement le sable à grands coups de langue saliveux. Une plage en apparence abandonnée, sans collier ne serait-ce même qu’à fleurs. Déserte, vraiment ? Le phare posait question bien que l’arrivante voyait plutôt un grand point d’exclamation dressé face à l’horizon bleuté. Une empreinte monumentale, éternelle, aux contraire des siennes, fugaces, laissées par ses pieds nus dans la vase humide. Les vagues joueuses, infatigables, après l’avoir un peu chahuté lui caressaient gentiment les chevilles. Coline leur pardonnait comme à des enfants trop plein de vie. Elle même ne s’était jamais sentie aussi vivante, bien que chancelante, encore tout étourdie de senteurs iodées, saoulée d’embruns capiteux.

Pareille à une longue étendue de semoule, la plage, faisait saliver l’océan sur les bords. Éreintée, affamée, la nouvelle insulaire cherchait autre chose à se mettre sous la dent, qui fût plus comestible. Or, Naïa, sa bonne samaritaine avait justement effectué son marché.

– Attends ! l’interpella l’ondine tantôt chevauchant une crête écumeuse, tantôt dans le creux. Ton repas !

Elle tenait un bouquet d’algues. Un mets diététique, susceptible de couvrir les besoins en protéines d’un Humain et à l’occasion ses parties intimes, Jean Claude Dusse en conviendrait. Mais la première intéressée trouvait le menu un peu trop frugal.

– Tu n’as rien de plus consistant ? cria-t-elle, en tapotant son ventre pour mieux se faire comprendre.

La sirène plongea façon cachalot, sa nageoire caudale à la verticale, et reparut un instant après les mains pleines de coquilles. Sa jeune protégée crut reconnaître des huîtres luisantes. Ce régal en perspective lui redonna non pas exactement des ailes mais des palmes. Dégustation sur place, voire à emporter au Paradis en cas d’intoxication. Confiante, elle goba les mollusques sans trouver plus belle perle qu’en la personne de Naïa qui les ouvrait chacune d’un seul coup de dent et les portait à sa bouche. Une demi douzaine d’huîtres avec en prime la surprise du chef : un baiser sur les lèvres. Ce contact fugace retourna la terrienne à telle enseigne qu’elle manqua de partir par le fond.

– Je dois filer, dit la sirène. Mon père va mettre l’océan sans dessus dessous si je suis pas rentrée avant la nuit.

– Merci infiniment!

– Heureuse de t’avoir connue. Je repasserai dans trois lunes pour voir si tu es toujours là.

Sa bonne étoile (de mer) nagea à reculons pendant quelques instants, semblant faire corps avec les flots paisibles. Elle lui envoya un dernier bécot du bout des doigts puis s’en alla rejoindre sa baignoire qui dérivait au large.

Coline regagna la terre ferme. Le repas, aussi roboratif fut-il, l’avait laissé sur sa faim. Oui, contre toute attente, elle en aurait redemandé. Le baiser reçu lui restait en bouche, plus charnu et enivrant qu’un vin blanc. La chair est faible mais l’esprit fort. Elle gardait Lucas dans la peau pendant qu’en surface, le soleil faisait déjà son œuvre, y apposant sa patine. Sable et sel marin s’y disputaient chaque parcelle. Sur la plage, en revanche, pas besoin de jouer des coudes. Quelque part son rêve d’île déserte se réalisait, à deux-trois détails près. Dans le scénario, son fiancé la frictionnait avec une serviette. Or elle n’avait rien pour se sécher et surtout, elle était seule.

Seule sur un oasis de sable et de forêt luxuriante dont un coup de trident avait peut-être fait jaillir les sources. En attendant de mettre son harpon à l’épreuve divine, elle s’en servait comme d’un bâton, toute courbaturée. Elle fouilla une dernière fois des yeux l’immensité azurée Naia avait disparu, sa baignoire aussi.

La Robinsonne marcha en direction du phare.

Dernière mise à jour

La Peur est à l’honneur de la Nuit de la Lecture en janvier 2023. Il a été proposé aux membres de notre atelier d’écriture d’inventer une histoire à faire dresser les cheveux sur la tête, à faire pâlir la nuit, enfin bref à mettre des frissons Voici ce que ce thème m’a inspiré. N’hésitez pas à me donner votre avis.

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Pourquoi s’être installée ici ?

Quand on lui posait la question, Johanna répondait avoir été séduite par la qualité de vie. A la Ferrière Béchet, l’air était plus sain. La pure vérité. Seulement personne n’imaginait à quel point elle respirait mieux ici. Pas même Christelle, sa nouvelle collègue et amie, qui l’avait convié ce soir à dîner dans sa maison, en bordure d’une forêt. A l’entendre, un havre de paix sur tous les plans. Mais pour arriver à bon port, mieux valait en posséder un de plan. Johanna hésitait entre celui tout froissé dans sa boite à gants ou son GPS au sens de l’orientation très approximatif. Trois précautions valant mieux que deux, elle décida d’imprimer l’itinéraire sur internet. Son hôte lui avait recommandé de prendre la direction Le Bouillon.

D’ici à trouver ton chemin, le Bouillon aura refroidi et la soupe avec, lui disait une petite voix sarcastique.

Heureusement, la jeune femme avait encore deux heures devant elle ainsi que Google ouvert à la page Cartographie. Temps de trajet estimé à 15 minutes selon l’état du trafic. Autrement dit si un tracteur ne se mettait pas sur sa route.

Tiens, je vais voir à quoi ressemble ce petit paradis, se dit Johanna arrivée avant d’être partie. Preuve en deux clics qu’une voiture allait moins vite qu’une souris, c’est comme si on y était, avec la visualisation street view.

Enfin, pas tout à fait.

Car l’habitation en photo envoyait moyennement du rêve. Son maquillage à la suie semblait l’œuvre d’un enfant en délicatesse avec les limites. Des traces noires un peu partout y compris autour des fenêtres vieillottes, leur imprimant un coquart. Quatre ouvertures donnaient sur la rue, dont deux à l’étage pourvues d’une rambarde toute rouillée. Le temps ne concédait aucune faveur au toit. Il n’effaçait pas l’ardoise, il la couvrait de mousse. Sur le pignon, une dentelle de trèfles dont l’un, peut-être, portait bonheur. La porte d’entrée en bois verni tranchait avec la blancheur fuligineuse du crépi. Si l’habitation ne payait pas de mine, d’aucuns dans le voisinage disaient que Johanna l’avait encore plus pâle à son emménagement.

Car oui, ce palais c’était la sien. Pas de quoi tomber en arrêt devant, et pourtant, le curseur street view faisait une fixation L’internaute avait beau le repositionner à l’endroit voulu, le voyageur virtuel revenait obstinément au point de départ. Quelque chose ne tournait plus rond, à commencer par le petit bonhomme qui, d’ordinaire, voyait les choses sous tous les angles. Il regardait fixement vers la maison, comme guettant des ombres derrière le carreau.

Sûrement un bug, pensa l’internaute. Une seule solution, contrôle alt sup.

L’ouverture de Guillaume Tell par Rossini, l’arrêta dans son action radicale. Qui pouvait bien trompeter à cette heure ? Peut-être Christelle, se dit-elle en regardant son smartphone. Appel en inconnu.

– Allo ?

Fin de la communication. Sans doute un faux numéro. Ses yeux revenus sur la page toujours ouverte crurent à une nouvelle erreur. Et pas des moindres. Rétrospectivement, la plus grande de toute sa vie. Car devant la porte il y avait maintenant un homme. Non, c’est impossible, se dit-elle en zoomant.

L’image, grossie au maximum, rendit son invraisemblable verdict. Sans appel malgré la qualité des pixels. Une autre résolution, salutaire, avait conduit Johanna jusque dans l’Orne où IL n’aurait pas idée de la retrouver. Or, voilà que son ennemi intime prenait la pose sur le perron. Son sang se glaça. Aucun doute, ce visage souriant, elle le connaissait. Ou tout du moins le croyait-elle avant d’en découvrir la face cachée. Depuis, c’est de lui qu’il lui fallait se cacher.

L’homme présentait bonne figure. L’air d’une personne bien élevée qui frottait toujours ses pieds sur le palier avant d’entrer. Or, Dieu sait pourtant si ce jaloux pathologique en avait franchi un, de pallier, un soir avec elle ! Apparemment l’injonction d’éloignement par le juge passait au-dessus du géant internet bien connu pour abolir les distances. La jeune trentenaire prit une lente et profonde inspiration. Elle s’efforça de regarder cette incrustation insensée sous un autre angle, uniquement rationnel. Après tout ce n’était jamais qu’une photo prise, d’après la date en haut à droite, en janvier 2023. Soit pas plus tard que ce mois-ci.

Soudain, retentit le carillon de la porte d’entrée. Son corps tout entier tressaillit pareil à un téléphone resté sur vibreur. Sa bouche ne laissa échapper aucun son, comme si dans les spasmes, personne ne vous entendait crier.

Gardons notre calme, se raisonna Johanna en allant voir à la fenêtre. C’était peut-être simplement la voisine. Une vieille dame bienveillante à qui elle rendait quelques menus services.

Sa chambre à l’étage donnait sur des maisons de ville restées dans leur jus. Les façades grisâtres, sujettes aux démangeaisons, avaient perdu des plaques d’enduit. Ici et là la pierre calcaire apparaissait à nu. Une fois la semaine, la place du marché tout proche s’animait, un tant soi peu, de bonnes intentions. Est-ce que c’était aussi le cas du visiteur ?

Johanna se pencha à la rambarde.

Personne en bas.

Son palpitant sonnait toujours le tocsin, plus insistant que l’individu déjà reparti. Restée fermée, la porte ouvrait d’un autre côté à toutes les hypothèses dont celles d’une visite de son ex Non, ça ne pouvait être lui, se rassura-t-elle. IL n’aurait pas lâché l’affaire aussi vite. Mais alors pourquoi se sentait-elle suffoquée, oppressée par les barreaux de sa cage thoracique ? Une brique lestait ses entrailles, comme un vestige du mur que jadis cet homme exclusif et sanguin avait érigé tout autour de leur couple.

Tout à coup, elle voulut fuir cette maison, reprendre un peu d’oxygène chez Christelle. Une fenêtre rendait l’atmosphère irrespirable, et ce n’était pas du PVC mais du PC. Ses yeux se posèrent à nouveau sur l’écran. Surprise ! Un coup de blanco avait été passé devant la façade d’habitation noircie. Exit, son photogénique bourreau. Une tache en moins dans un sens. J’ai dû rêver, espérait-elle.

Sauf qu’en regardant bien…

Sa raison, jusque là solidaire, ne répondit pas de la soudaine apparition en arrière plan. Un visage l’observait désormais depuis une des vitres au rez-de-chaussée. Le même, encore et toujours, cette fois tordu en une grimace glaçante. Il était loin le temps des dîners aux chandelles avec cet homo-rictus. Or, à cet instant, elle se sentit devenir une bougie, déjà consumée, liquéfiée d’effroi.

C’est une hallucination, le stress me joue des tours !

Mais autant se rendre à l’évidence, elle avait cassé l’emprise conjugale, et ce dingue était là, tout près, bien décidé à lui en faire payer le bris. A commencer par un carreau en bas. Aucun doute, ça venait du salon.

Johanna avança lentement vers l’escalier en colimaçon, les nerfs plus tendus que la peau du tam-tam en roue libre dans sa poitrine. Un fracas de meuble renversé fit sursauter son reflet sur la droite. Le miroir au mur saisit furtivement sa terreur en passe d’aspirer les dernières couleurs d’un visage marqué d’un passé toujours présent..

– Qui est là ?

Aucune réponse. Quelqu’un ou quelque chose se déplaçait, lentement mais sûrement, sous ses pieds.

– Joaquim, si c’est toi, sors immédiatement avant que j’appelle la police !

Vacillante, sa voix trébucha en bout de course. Il en fallait plus pour que l’intrus dégringolât aussi. L’escalier en bois craquait, marche après marche, sous ses pas lourds et déterminés. L’indicible peur montait, insidieuse, tétanisante. Dans un regain d’adrénaline, Johanna se retrancha à l’intérieur de sa chambre. Ou était la clé ? Pas le temps de la chercher. Elle plaça une chaise contre la poignée de la porte. Vite, appeler du secours ! Mais sa panique fébrile s’en mêla Par deux fois, son portable lui échappa des mains comme le savon que ce salaud voulait très certainement lui passer.

– Vous avez demandé la police, ne quittez pas…

Trop tard ma chérie, c’est déjà fait, et tu vas le regretter, décréta une petite voix intérieure.

Cette locataire, que d’aucuns pensaient sans histoire, était trop affairée pour regarder son écran d’ordinateur toujours ouvert sur la photo de sa maison. Elle aurait vu alors une jeune femme aux cheveux blonds détachés crier à l’aide depuis une des fenêtres du premier étage. On discernait une silhouette juste derrière elle. Street View janvier 2023.